Shae Elendris descend d'une ancienne et prospère famille de marchands de Stellaraë, qui est jadis entrée en conflit avec une riche et ambitieuse maison rivale. Alors que la querelle menaçait de dégénérer en bain de sang, les Elendris ont préféré utiliser leurs ressources pour s'exiler vers d'autres horizons et ainsi préserver leur lignée. Une partie de la famille a migré vers le nord et s'est installée dans les Plaines d'Aràn. De marchands, les Elendris sont devenus éleveurs et cultivateurs tout en gardant à cœur d'éduquer et d’instruire au mieux leurs descendants, leur transmettant leur héritage d'origine de génération en génération.

Shae est né et a grandi dans un petit village des Plaines d'Aràn proche de Kastalinn, dans une demeure de cultivateurs plutôt aisés et versés dans le négoce des peaux. La famille du jeune nordien a eu les moyens et le luxe de disposer d'employés pour aider au labeur et ainsi assurer une bonne éducation à sa progéniture. Au nord, la vie est plutôt dure et dans la région, les gens tendent à l'être aussi. Shae fut un enfant assez solitaire et souvent perdu dans son monde. Gamin, le Nordien paraissait bien maigrichon en comparaison à certains enfants du pays, mais pourtant, spectateur captivé par la beauté des Plaines d'Aràn, amoureux de la neige, du brouillard et du froid, il semblait habité par l'âme de ce pays.

Le môme ne veut pas mourir, chaque nuit son cœur hurle son envie désespérée de vivre. Les arbres étendent leurs branches effrayantes en dessinant sur le sol des ombres cauchemardesques. Le ciel est totalement obscurci par la densité de la forêt menaçante et le petiot n'y voit guère à trois pas. Il court à l'aveuglette, terrorisé, se griffant et se coupant en se frayant un passage au cœur des sombres branches pointues et mordantes. Le hurlement des loups se fait ouïr alors qu'ils entament leur traque. Des bêtes ténébreuses, maigres et affamées aux yeux rouge sang, arborant un poil plus obscur que la plus sombre des nuits, dévoilent crocs et griffes acérées. Le môme trébuche sur une racine et bascule dans un profond fossé où les ténèbres l’enveloppent complètement. Sa chute ne l'a pas blessé mais il fait bien trop sombre pour y voir quoi que ce soit. Paniqué, il cherche à s'évader de cet abîme mais rien n'y fait, le piège est trop profond et il n'y a aucune échappatoire... Alors les loups se jettent sur lui et le dévorent vivant, il entend ses os craquer et se briser dans les puissantes mâchoires de ces monstres, il sent qu'il va se faire démembrer.

-Je ne veux pas mourir!

Le petiot s'extirpe de son cauchemar et court se réfugier dans la chambre de ses parents. En sueur, le souffle court, il tremble de terreur et son cœur est prêt à exploser alors qu'il peine à refaire surface dans cet océan d'émotions.

Shae, certes souvent perdu dans ses rêves et paraissant dissipé de prime abord, était pourtant appliqué et doté d'une excellente capacité d'apprentissage. Il démontra très tôt un véritable intérêt à comprendre comment fonctionnait le monde et il semblait doué dans la plupart des domaines qu'on lui présentait, pour peu qu'il y trouvait de l'intérêt. La région étant relativement sauvage, Shae et son petit frère reçurent un entraînement martial de base à Kastalinn, distillé tout au long de leur enfance et de leur adolescence. Si Shae n'était guère habile avec un arc ou d'autres armes de jet, et qu'il resta même adulte plutôt médiocre en la matière, au corps-à-corps avec un bouclier et une lame courte, il laissa présager un bon potentiel. Le jeune nordien était un bretteur agile et plutôt malin mais particulièrement agressif pour la demi-portion qu'il était, c'est pourquoi on le retrouvait souvent à rager les fesses dans la poussière, à force de se faire envoyer valdinguer par plus fort que lui.

Les deux gamins passèrent également beaucoup de temps en compagnie de leur grand-père, qui vivait avec son épouse dans le voisinage. Ensemble, ils s'adonnèrent régulièrement à la chasse, et c'est là que Shae et son frère apprirent à poser des collets, à confectionner des pièges, et à élaborer divers stratagèmes pour capturer leurs premières proies. Shae découvrit ainsi une discipline où il fut contraint de composer avec les vertus de la patience.

Un autre héritage du grand-père de Shae fut sa passion pour l'histoire et les mystères du monde, son aïeul ayant hérité d'une impressionnante collection de livres aux origines diverses et variées, à laquelle il avait lui-même ajouté des ouvrages glanés tout au long de sa vie. Certains de ces livres étaient de véritables trésors venus de contrées lointaines et obtenus via d'autres marchands qui passaient dans la région. À dix ans déjà, ce gamin du Nord était plus cultivé que la plupart des adultes qu'il côtoyait régulièrement, même si certains se plaisaient à rappeler aux parents de ce petit monsieur-je-sais-tout que dans la région ce n'est pas forcément le meilleur des atouts pour survivre à un hiver rigoureux ou à une bête affamée.

Au cœur des paisibles et douces ténèbres d'une nuit d'hiver, on s'est réfugié dans un sommeil chaleureux et réconfortant, dans la sécurité rassurante d'un doux foyer. Dehors, les flocons dansent, virevoltent et jouent avec le vent avant de délicatement s'amonceler sur l'immaculée robe blanche de l'hiver. Les corps se reposent et les esprits se baladent dans l'insondable royaume des rêves. Tout le monde est endormi, y compris le petit garçon qui se tient debout devant le lit de ses parents, les yeux grands ouverts. Une sensation étrange sort la mère de son sommeil et elle voit son enfant, le regard perdu dans le néant.

-Qu'est-ce que tu fais là? Tu as fait un cauchemar?

Le petit revient à lui et il annonce d'un ton calme et monotone :

-J'étais avec Silar, on est allé sur la lune...

-La Lune?

La mère du petit garçon sourit et le raccompagne dans sa chambre où il poursuit alors paisiblement sa nuit. La jeune femme retourne se coucher aux côtés de son mari, mais une dizaine de minutes plus tard, l'enfant cadet arrive à son tour dans la chambre de ses parents, l'esprit encore perdu dans le monde des songes.

-J'étais avec Silar, on est allé sur la lune...

À l'adolescence, ses rêves n'eurent bientôt plus qu'une emprise limitée sur Shae, son cœur et son esprit s'étant habitués à accueillir la mort et ses myriades d'aspects chaque nuit. Les loups, les monstres et toutes les abominations cauchemardesques n'avaient plus vraiment leur place dans l'esprit du jeune garçon qui avait plus important à penser. Par exemple, comment plaire à cette jolie fille qu'il croisait régulièrement au marché de Kastalinn ? Dans l'esprit perturbé par les hormones de Shae, se faire rejeter par l'élue de son cœur semblait alors pire que de mourir dévoré. Un curieux sens des priorités qui allait lui apporter bien des problèmes tout au cours de sa vie.

Le temps passant, le jeune nordien qui, jusque-là, suivait les traces de ses aînés et semblait tout à fait enjoué à l'idée de reprendre un jour les rênes de l'exploitation familiale, commença à se désintéresser de plus en plus des affaires de la famille. Inlassablement, il rêvait d'ailleurs, son esprit se baladant en de lointains horizons. Promenées au sud par les vents brûlants du désert jusqu'à la magnifique Stellaraë d'où sa famille tirait ses origines, les pensées de Shae s'y arrêtaient un instant pour s'imaginer toute la splendeur de sa bibliothèque et l’immensité du savoir qu'elle abritait. Plus loin, ses songes partaient lui parler de la mystérieuse forêt Sylfaën et des êtres sylvestres dépeints dans ces livres qui, depuis des années, ravissaient son imaginaire. Ailleurs, les marais Hukutav appelaient l'aventurier en herbe qui sommeillait en lui tout en faisant frissonner d'effroi le gamin qu'il était encore à ce moment-là.

Alors que Shae commençait à affirmer de plus en plus ses désirs de voyages et de découvertes, son grand-père fut touché par une maladie incurable et bientôt l'homme avec lequel il avait le plus en commun ne put guère davantage quitter son lit. Aucun remède ne semblait parvenir à améliorer son état et son visage reflétait chaque jour un peu davantage les traits de sa douleur. Bien vite, les plantes médicinales n'eurent plus qu'un effet dérisoire pour soulager la souffrance du vieil homme dont l’enveloppe charnelle se flétrissait de plus en plus rapidement. Pour un temps, le vaste monde que l'ambitieux nordien aspirait à découvrir se rétrécit inéxorablement jusqu'à se résumer à la chambre qui servait de mouroir à son aïeul. Le jeune garçon passa pourtant beaucoup de temps avec son grand-père, lui apportant soins et compagnie. Si les espoirs de guérison semblaient vains, Shae eut à cœur de rendre aussi doux que possible les derniers moments de la vie de celui avec qui il avait tant partagé.

Un soir, le jeune nordien fut parcouru d'une étrange et tenace sensation alors qu'il s'apprêtait à quitter son grand-père assoupi. Tout autour de lui sembla se distordre et s'évaporer jusqu'à muer en un univers d'apaisement et de tranquillité. Plus d'angoisse, plus de souffrance, juste la délicatesse des ténèbres qui enveloppaient la pièce. La mort venait délivrer le vieil homme de sa déchirante agonie, sa douleur allait enfin être vaincue une bonne fois pour toutes et il serait bientôt en paix. Le jeune garçon prit une dernière fois la main de son aïeul dans la sienne et lui murmura ses adieux avant de quitter la chambre. La prochaine fois qu'il le verrait, son corps ne serait plus qu'une carcasse abandonnée par son âme, entamant la lente décomposition qui lui permettrait à termes de nourrir les Plaines d'Aràn.

L'esprit curieux vagabonde dans les méandres de ses pensées à la recherche d'un sens profond aux tourments de cette vie et se perd jusqu'à l'horizon des songes, laissant dans son sillage la tristesse qui s'étiole doucement, vouée à disparaître dans l'espace et le temps. Glissant fragilement vers les rivages changeants et insaisissables de l'inconscient, il touche de son âme l'insondable infini qui l’enveloppe de l’épaisse couverture cotonneuse de ses brumes et nuages intangibles. Un murmure familier se faufile alors jusqu'à la conscience du baguenaudeur, dissipant peu à peu le voile... Dans l'azur de ses yeux qui s'ouvrent se reflète un voile fantasmagorique qui émerge de l'obscurité. Semblant composé de lueurs diffuses et apaisantes qui s'entremêlent en une envoûtante mer nébuleuse, il flotte au-dessus du dormeur et le scrute à la frontière du conscient et de l'inconscient, là où les rêves ont prise sur la réalité. Lorsque qu'on contemple les lointaines contrées oniriques, celles-ci posent sur nous leurs myriades infinies d'yeux insaisissables en retour. Alors que la main du rêveur s'élance doucement vers le firmament en cherchant à le caresser, l’entité se disperse lentement dans les ténèbres, retournant à l'Immatériel.

Après une période de deuil où le cœur de Shae erra quelques temps sans guère savoir où se poser, la mort de son grand-père laissa finalement le jeune homme assoiffé de connaissances et affamé d'aventures encore plus aux prises avec une envie dévorante de découvrir et de comprendre le monde. Si Shae était resté dans son village natal, son monde se serait irrémédiablement résumé au Nord. Petit à petit ses cheveux auraient pris la couleur blanche de la neige qui s'amoncelle dans les plaines, jusqu'au jour où son dernier souffle aurait emporté avec lui ses rêves à jamais inassouvis.

La perte de son aïeul mit plus que jamais le jeune nordien face à sa propre mortalité. Bien qu'il prît part aux affaires de sa famille comme on l'attendait de lui, Shae afficha de plus en plus ostensiblement son désir de quitter les Plaines d'Aràn pour partir vers le sud, entrant dans une relation conflictuelle avec ses parents. Eux le voyaient comme un doux rêveur qui devrait forcément finir par revenir vers une réalité plus terre à terre pour endosser ses responsabilités, tandis que pour le jeune homme décidément bien égoïste mais également particulièrement têtu dans ses idées, ses parents étaient devenus d'insupportables entraves à sa soif d'aventure et de liberté.

Alors que Shae commençait à fréquenter la taverne locale de manière de plus en plus régulière, le destin choisit de précipiter les choses en mettant sur sa route un marchand de Stellaraë nommé Bran Croga. Cet homme avait une quarantaine d'années et était de taille et de corpulence plutôt moyennes. Sa peau arborait une teinte chaleureuse témoignant de longues journées passées sous le ciel azur et le soleil ardent des régions plus au sud. Bien qu'il évitât de porter des vêtements trop ostentatoires pour ses voyages, son allure dégageait quelque chose de raffiné et de délicat. Deux hommes bien armés et équipés, vraisemblablement sa garde privée, l'accompagnaient la plupart du temps en suscitant l'intérêt des habitants du coin.

Bran Croga appartenait à une guilde qui prospectait de nouvelles opportunités commerciales à Kastalinn et dans les Plaines d'Aràn. Le Stellarois comptait prochainement rentrer à la capitale lorsqu'il prêta l'oreille à une conversation entre Shae et d'autres clients de la taverne. Comme assez souvent à cette époque, le jeune homme exposait ses projets d'avenir à Stellaraë. Pour le gamin il était évident que la plus grande cité du continent n'attendait que lui, et que là-bas les opportunités lui tendraient les bras. Bran Croga, intrigué, engagea une longue conversation avec Shae. Comprenant qu'il avait affaire à un jeune homme instruit et rompu aux rudiments du commerce, le marchand chercha à gagner la confiance du Nordien et à approcher sa famille.

Les Elendris, particulièrement soupçonneux à l'égard de tout ce qui venait de Stellaraë, ne montrèrent guère d'intérêt à participer directement aux affaires de la guilde. Au mieux, si avec le temps cette dernière s'implantait fermement à Kastalinn, ils finiraient par la force des choses à faire affaire ensemble d'une manière ou d'une autre. Pour l'heure, ils n'avaient cependant aucun désir à ce que leur nom ne parvînt à nouveau jusqu'à la grande capitale humaine.

Alors que le marchand finalisait l'organisation de son voyage vers le sud, il se retrouva face à un jeune Shae déterminé à le convaincre de le laisser l'accompagner. Il était évident que le jeune nordien n'était pas le moins du monde intéressé à rester dans la région plus longtemps. La ferveur et la passion de Shae pour le vaste monde qu'il désirait découvrir, en particulier Stellaraë qu'il idéalisait naïvement, touchèrent le marchand qui vit également en ce jeune garçon du Nord un outil potentiellement utile. Étant donné ses divers talents, Shae n'aurait aucun mal à trouver un emploi décent à la capitale. En revanche, il lui faudrait un peu de temps pour s'y installer et prendre ses marques. Bran Croga proposa un marché au gamin : il l'hébergerait le temps que ce dernier s'installe à la capitale et en échange, s'il était réellement aussi instruit et capable qu'anticipé, le jeune homme se mettrait au service de sa famille.

C'est ainsi qu'à son vingtième printemps, Shae rassembla le nécessaire et les quelques économies qui étaient siennes pour rejoindre une caravane de marchands partie de Kastalinn pour relier Stellaraë, laissant une famille déçue et désapprobatrice derrière lui.

Si ce n'était pas la première fois que le Nordien voyageait dans une caravane de marchands, il ne l'avait jamais fait sans un membre de sa famille, et surtout sur une distance aussi longue. Le jeune homme se montra très réservé et méfiant vis-à-vis des autres voyageurs, se pliant aux règles en vigueur tout en se faisant le plus discret possible et en préférant se limiter à la compagnie de Bran Croga. Le voyage n'était pas donné et Shae dû le payer de sa poche, mais la caravane comptait une bonne trentaine d'individus et disposait d'une escorte décente. Certains marchands étaient armés, quand d'autres, comme Bran Croga, voyageaient avec leurs propres hommes. Pour un jeunot qui voyageait avec une certaine somme d'or, la sécurité du voyage était primordiale.

À mesure que la caravane avançait lentement vers le sud, les champs verdoyants se ternirent lentement tandis que l'herbe s'asséchait et se faisait de plus en plus rare. Les épais nuages et leurs ondées qui abreuvaient jusque-là les terres fertiles se dispersèrent dans un ciel d'un bleu qui se fit bientôt immaculé. Les majestueuses hardes de chevaux sauvages partirent chercher la fraîcheur du Nord tandis que le sol devint sec et de plus en plus craquelé. Le brouillard disparut et l'horizon lointain se distordit dans la chaleur ondulante qui devint de plus en plus étouffante. La caravane atteignit le dernier point relais avant de véritablement s'enfoncer dans le désert, c'est ici que les vaillantes mules furent échangées contre des chameaux, bien plus endurants pour traverser un désert.

La caravane s'avança alors jusqu'aux premières dunes et la chaleur devint véritablement pénible pour Shae qui n'avait jamais rien connu de tel, les nuits, quand elles allaient se révéler, en comparaison, plus glaciales que jamais. Bien que le jeune homme disposât à ce moment-là déjà de bien des connaissances sur le Désert d'Harena, et qu'il s'était préparé en conséquence, il y avait réellement tout un monde entre ce qui était écrit dans les livres et dans les récits de voyageurs, et ce que c'était que de le vivre soi-même. "Fournaise", "chaleur accablante", "soleil écrasant", le désert enseigna à Shae le sens brutal de ces mots.

Pendant ce qui sembla être une éternité, les voyageurs serpentèrent entre les dunes brûlantes à la merci d'un soleil impitoyable. le Nordien se remémorait déjà avec nostalgie la verdure et le brouillard des Plaines d'Aràn, dans ce désert, la nature vouait une véritable hostilité au vivant. La caravane rejoignit alors le cœur du désert où jadis l'exode des premiers humains les mena, et enfin, au crépuscule d'une dernière journée passée dans cette fournaise dévorante et inhospitalière, les voyageurs à l'épiderme malmené par le soleil virent enfin s'élancer vers le ciel azur, les pointes des bâtiments les plus hauts. Stellaraë se tenait là, comme une île perdue au milieu de cet océan de sable.

Dans les ténèbres de la nuit, bercés par la douce lumière argentée de la lune, ils reprennent leur marche entamée à l'aube de l'humanité vers l'endroit fabulé qui pourrait enfin leur servir de foyer. Pour eux, point de crépuscule allongeant doucement les ombres jusqu'à ce que la fatigue les étreigne langoureusement pour enfin les guider vers les contrées de l'autre côté du voile. Dans leur nuit sans fin et silencieuse, ils sont prisonniers suspendus aux fils de leurs espoirs déchus. Animés par la souffrance de leur agonie comme des pantins fantomatiques qui reproduisent inlassablement l'élan de leur dernière volonté, ils avancent pour continuer à exister... L'iris bleuté du spectateur magnifié par la lueur du disque lunaire se laisse noyer d'une larme qui s'en va glisser et caresser délicatement la peau pâle et délicate de son visage.

Bran Croga, désireux de tester la résolution de son jeune compagnon de route, s'était jusque-là bien gardé de trop en dire sur sa situation à Stellaraë. Si Shae savait qu'il devrait travailler pour une famille de marchands membre d'une guilde suffisamment importante pour étendre son influence jusqu'à Kastalinn, il ignorait à ce moment-là quelle était la place des Croga dans ce dédale de ruelles et de quartiers peuplés par tant d'êtres si différents les uns des autres. Le jeunot voulait croire en son destin, et finalement, leurs pas menèrent les deux hommes et leur escorte dans la partie ouest de la cité, aux Résidences d'argent. La demeure de Bran Croga était spacieuse, il y vivait avec son épouse et leurs deux enfants. Le tuteur et professeur privé de la famille logeait également là ainsi qu'une domestique chargée des diverses corvées. Pour son séjour chez les Croga, Shae hérita d'une chambre d'invité sobre mais confortable.

La famille Croga disposait de moyens assez conséquents. Elle possédait une bonne quantité de chameaux et s'était constituée une fortune confortable en achetant, transportant et vendant de l'eau et des produits alimentaires aux diverses peuplades du désert. À force de contribuer aux échanges entre Stellaraë et les gens du désert, les Croga étaient devenus des intermédiaires réputés et fiables, ce qui leur avait permis de se diversifier, notamment en ouvrant une boutique de produits artisanaux locaux dans le Quartier Commercial.

On annonça assez rapidement la couleur au jeune nordien, tant qu'il n'aurait pas prouvé sa fiabilité, la famille Croga ne pouvait se permettre de se porter garant de lui, et ils ne prendraient pas le risque de l'introduire au sein de leur guilde pour lui permettre d'accéder à la bibliothèque. Prouver sa fiabilité ? Cela prendrait combien de temps se demanda Shae. Six jours ? Six semaines ? Six mois ? Six ans ? Le gamin du Nord n'était à cet âge-là pas vraiment réputé pour être le plus patient des jeunes hommes, il était un déchaînement d'énergie inépuisable difficile à canaliser. On parle de la fougue de la jeunesse mais ce jeune nordien était au-delà de ces standards, et bien qu'instruit et cultivé, il portait en lui une part de ce Nord sauvage et indomptable. Pourtant, contre toute attente, le jeunot parvint à se canaliser et à mettre son énergie au service de la maison Croga, réussissant à faire de ses rêves un réceptacle suffisamment grand et solide pour y contenir toute son exubérance.

Alors que le Nordien baladait son teint encore pâlot par rapport aux standards locaux dans les rues du Quartier Commercial, il découvrit la véritable richesse de la plus importante et cosmopolite ville de Dùralas. Balayant d'un geste les souvenirs qu'il avait de la charmante Kastalinn, il arrêta son esprit émerveillé et transcendé par tant de beauté. Depuis quand ce trésor se baladait sous son nez en se soustrayant ainsi à son attention ? Les jeunes femmes de Stellaraë... Les yeux du gamin n'avaient jamais rien caressé d'aussi exquis, son cœur en pleura d'émerveillement au point qu'il se demanda si ce qui l'intéressait désormais le plus dans cette ville se résumait encore vraiment à sa vieille bibliothèque...

En explorant Stellaraë la nuit avec les amis qu'il se faisait au gré de ses rencontres, Shae découvrit que beaucoup de stellaroises n'étaient pas insensibles à son charme de jeune nordien. Si les filles de la capitale lui semblaient exotiques, il l'était lui-même pour les gens qui vivaient là. On craquait pour son accent et sa façon de prononcer les mots, on s'amusait de ses manières et coutumes différentes et la culture et l'éducation de Shae lui permettaient souvent de sublimer ses différences. Intéressé par de nombreux sujets, il ne manquait pas de conversation et il avait le don de se lier facilement aux autres, surtout au sein de la gent féminine.

Il n'en restait pas moins que Stellaraë était au moins aussi dangereuse que le Nord à sa façon. Si le jeunot voulait pouvoir s'y aventurer en sécurité, il allait devoir poursuivre sa formation martiale entamée à Kastalinn. Les marchands et les enfants de familles importantes devaient pouvoir se défendre en cas de problèmes. Les Croga disposaient de leur propre maître d'armes, un homme nommé Fergus Clark, qui œuvrait également pour la guilde en parallèle.

Fergus était un ami d'enfance de Bran et les deux hommes se connaissaient et s'appréciaient énormément. Le maître d'armes ne semblait guère approuver la décision de son ami de laisser ainsi un étranger du Nord s'installer chez eux avec les enfants de la famille, quand bien même n'était-il encore qu'un gamin mal dégrossi. Le Nordien avait bien en tête qu'il vaudrait mieux parvenir à s'entendre avec celui qui pourrait devenir son mentor s'il voulait maximiser ses chances de réaliser ses rêves à Stellaraë.

Fergus Clark finit lui aussi par apprécier le gamin du Nord au fil de leurs rencontres et de leurs entraînements. Shae était un jeune homme qui respirait l'authenticité et l'honnêteté. S'il était tenace avec un caractère bien trempé, agressif sur le terrain d’entraînement et tendant parfois à être borné, il était particulièrement loyal avec les gens qui se montraient bons envers lui. Ce nordien ne faisait jamais semblant et avouait volontiers sa tendance à se montrer docile dans son intérêt. Stellaraë allait bien vite changer Shae en profondeur, lui faisant comprendre que dans cette vaste cité il valait mieux avancer en masquant ses véritables intentions, et que les coups bas pouvaient être présents à chaque coin de rue. À Stellaraë, beaucoup de visages étaient couverts des masques du mensonge et de l'hypocrisie, l'honnêteté étant autant une vertu qu'une faiblesse, tout dépendant uniquement de la personne à laquelle vous en faisiez don.

Le style de combat appris à Kastalinn se révéla assez rudimentaire en comparaison aux enseignements du maître d'armes, avec Fergus Clark, le Nordien apprit à mettre son agressivité au service de la discipline. Fergus était un homme plutôt imposant et pourtant il restait rapide et agile, maniant la plupart des armes habituelles avec une expertise déconcertante. Son nouveau mentor apprit à Shae à mettre à profit sa mobilité et sa rapidité dans un style reposant sur la maîtrise de la distance avec son opposant, en misant sur des attaques et contre-attaques rapides, que ce soit avec un bouclier et une épée, une dague, ou même à mains nues.

C'est à l'orée du printemps suivant que le jeune nordien fut finalement présenté à un cercle restreint de la guilde à laquelle appartenait Bran Croga. Recommandé par Bran et Fergus qui se portèrent tous les deux garants pour lui, Shae, dont la seule requête était d'accéder au Quartier Solaire et à la bibliothèque, s'en vit bientôt ouvrir les portes, les autres membres de la guilde n'ayant pas vraiment de raisons de perdre davantage de temps avec cette histoire. Les allées et venues du jeunot dans le Quartier Solaire allaient néanmoins toujours être limitées. Si il pouvait se rendre jusqu'à la bibliothèque et l'explorer à sa guise, on attendait de lui qu'on ne le retrouve pas à fureter ailleurs dans les environs, et son autorisation devrait être régulièrement réexaminée pour être renouvelée. Mais c'était fait, Shae avait enfin accès à la plus grande source de savoir de tout Dùralas.

Durant l'année écoulée dans la demeure des Croga, le Nordien s'était montré être un jeune homme honnête et travailleur, clairement il avait apporté sa pierre à l'édifice et avait fait de son mieux pour s'acquitter de ses devoirs. Il était devenu un intendant capable et avait fait la démonstration de beaucoup de persévérance dans son travail comme lors de ses séances d'entraînement avec Fergus. Il était temps pour Shae de déployer ses ailes et de voler par lui-même. On proposa ainsi au Nordien de s'installer dans l'appartement inoccupé situé au-dessus de la boutique de produits artisanaux du Quartier Commercial. Le logement avait servi pour les affaires des Croga jusque-là mais il était largement assez spacieux pour un jeune homme seul.

Dans son nouveau logis, le Nordien disposait d'une pièce qui lui servait d'espace de vie et de salle à manger, avec un foyer pour la cuisine et deux chambres annexes. Une chambre fut aménagée pour y dormir et l'autre allait lui servir de bureau. Enfin, il disposait de latrines dans une pièce séparée où les déchets finissaient dans une fosse plus en bas. Shae, qui jusque-là avait vécu dans de grandes demeures, trouva l'endroit légèrement exigu dans un premier temps, mais il s'y habitua bien vite.

Dès que les dernières formalités administratives furent réglées, le jeune nordien se rendit à la porte du Quartier Solaire. Pour cette première fois, Bran Croga et un autre membre de la guilde, qui semblait connaître les gardes s'occupant des entrées et sorties ce jour-là, accompagnèrent le jeunot. Shae s'inclina en signe de respect et de gratitude envers son bienfaiteur, avant de partir entamer son voyage dans le plus grand sanctuaire dédié au savoir du monde connu.

L'endroit était aussi grandiose que le jeune homme l'avait imaginé, chaque livre, chaque parchemin se présentant comme l'infime partie de la mémoire et de l'imagination de tous les êtres peuplant Dùralas, comme s'ils ne formaient qu'une seule et même magnifique entité. La première journée de Shae au grand temple du savoir dùralassien se termina sans qu'il n'ait la moindre notion du temps écoulé. Il y avait tant à lire, tant à découvrir, l'esprit du jeune homme dévora le savoir de la bibliothèque comme un mort de faim, et c'est l'intellect repu et l'esprit béat empli de myriades de nouvelles idées à explorer que le Nordien retourna chez lui pour s'endormir sans même prendre la peine de manger.

Stellaraë ne devait être qu'une étape sur la route d'aventures et d'exploration que le jeune homme avait tracé dans son imaginaire depuis l'enfance, et pourtant, lentement la grande cité tissa des attaches discrètes mais de plus en plus nombreuses et solides en son cœur.

L'esprit du jeune érudit, captivé par les innombrables ouvrages qui peuplent ce monde de connaissances aux limites indéfinissables, ne prête point d'attention aux imperceptibles murmures qui tentent d'orienter son attention vers l'un des rayonnages les plus délaissés de la bibliothèque. Faisant écho aux suggestions discrètes qu'il ne peut ouïr en ses propres tréfonds, il se sent frôlé d'un sentiment étrange qui le touche et se répand à travers son être. Désormais éveillé à ses abîmes intérieurs et à l'écoute de leurs chuchotements, il se laisse guider vers l'objet de leurs convoitises... Terrées dans la pénombre et abandonnées par la plupart des visiteurs, quelques étagères dévoilent manuscrits, parchemins et livres aussi vétustes que négligés. La main du jeune homme s'en va d'elle-même quérir un livre aux pages jaunies par le temps et ornées de symboles antiques qu'il ne sait reconnaître. Au sein des pages qui composent l'énigmatique ouvrage se dévoilent sous les traits d'un dùralassien ancien et archaïque parsemé ci et là de vestiges d'elfique, d'occultes rituels d'invocations.

Les saisons se succédèrent et c'est aux ultimes jours de l'été qu'au gré d'un voyage vers un campement nomade du désert d'Harena pour le compte des Croga, que le destin choisit de bousculer quelque peu la vie de Shae. Esseulée à l'ombre des rochers au centre du camp, une jeune femme dissimulait un air peiné derrière le voile somptueux que composaient ses longs cheveux sombres, presque noirs. Elle semblait perdue dans de tristes pensées lorsqu'elle présenta les traits doux et exquis de son joli minois à la curiosité des yeux du Nordien. Quand la jeune femme remarqua Shae, elle comprit en l'entendant converser avec les gens du camp qu'il était ici pour affaires. La charmante demoiselle se présenta alors au Nordien et demanda simplement à être raccompagnée jusqu'à Stellaraë.

La jeune femme se prénommait Eleanor, ses grands yeux noisette aux chatoyantes nuances d'or et d'émeraude ensorcelèrent sans le moindre effort Shae qui se fit bien désireux de lui apporter son aide. L’hypnotisante jeune femme n'avait pas un sou en poche et aucun moyen de prouver son identité, mais elle prétendait être une noble de Stellaraë, probablement dans le but de faire miroiter l'espoir d'une quelconque récompense.

Shae ne put s'empêcher de faire remarquer à Eleanor que le fait de se présenter comme une fille de noble à un inconnu, dans un endroit tel que celui-ci et autant en dehors de Stellaraë, était inconscient et particulièrement peu indiqué. À quoi pensait-elle ? Plus d'une personne mal intentionnée aurait pu simplement l'enlever pour rançonner sa famille. Les nobles n'étaient pas vraiment toujours très populaires au-delà du confort de leurs beaux quartiers et elle pouvait se considérer comme chanceuse d'être tombée sur lui... Eleanor tenta d'esquisser une réponse mais sa voix se perdit, étouffée dans un océan de sanglots.

Une fois la rivière de ses larmes tarie, la belle échangea quelques mots avec le Nordien alors qu'ils rejoignaient la sécurité des murs de la ville. Si les larmes avaient abandonné les yeux encore rougis par le chagrin de la jeune stellaroise, Shae ne pouvait ignorer l'aura emplie de mélancolie qui se dégageait toujours d'elle. Le simple fait de poser son regard sur cette fille blessée suffisait à l'attrister lui aussi, son abattement se projetant tel un spectre qui lui étreignait le cœur.

Le jeune homme, touché par la détresse d'Eleanor, lui proposa de se présenter ultérieurement à la boutique du Quartier Commercial pour échanger davantage avec lui si le cœur lui en disait. Le Nordien n'était guère à l'aise à l'idée de simplement dire au revoir à cette fille et de la laisser ainsi aux prises avec ses démons. Eleanor avait probablement des amis, une famille et d'autres gens pour endosser ce rôle mieux que lui, mais Shae tenait à ce que cela lui incombe. La jeune noble éluda la proposition du Nordien et se contenta de disparaître au-delà des portes du quartier réservé à la noblesse de Stellaraë.

Les jours suivants, la plupart des pensées de Shae furent dédiées à Eleanor. Il n'arrivait plus à se la sortir de la tête, se demandant par moments s'il n'avait pas juste rêvé. C'était la première fois qu'une femme parvenait à ainsi entrer dans son esprit pour toucher aussi profondément son cœur. Le jeune nordien désirait la revoir avec une ardeur qu'il ne se serait jamais devinée. Il ne savait pourtant rien d'elle, et les nobles ne frayaient en général pas avec les classes inférieures. Était-ce ce qui la rendait si attirante à ses yeux?

Quelque temps après cette rencontre, Shae reçut une lettre. En l'inspectant, il s'avéra que c'était un message d'Eleanor. Son cœur battit la chamade et il trembla d'excitation en lisant le parchemin.

Eleanor semblait bien être une fille de grande famille. La lettre adressée au Nordien décrivait dans les grandes lignes sa fuite de Stellaraë avec un jeune homme de basse extraction dont elle était éperdument amoureuse, dans le but d'éviter un mariage arrangé. Le genre d'histoires qu'on aime s'imaginer belles mais qui, dans les faits, se terminent hélas souvent mal. Le compagnon d'Eleanor n'était pas aussi bien intentionné que la crédule jeunotte l'avait pensé. Ils étaient censés partir ensemble vers le sud pour rallier Ishtar et y commencer une nouvelle vie à deux, mais l'amoureux transi en avait surtout après la bourse bien garnie et les babioles de valeur de la demoiselle. En se réveillant à l'aube, Eleanor s'était retrouvée seule sans sa besace ni ses bijoux. Elle venait de rejoindre le campement des nomades lorsqu'elle rencontra Shae.

Le jeune nordien, curieux d'en apprendre davantage sur la jolie noble, commença à échanger avec elle de nouvelles lettres, apprenant lentement à la connaître. Shae et Eleanor appréciaient tous les deux beaucoup de s'adonner à l'écriture de longs parchemins qu'ils s'échangeaient à d'assez courts intervalles. Le Nordien se révéla être un précieux soutien pour la jeune femme dans cette période difficile de sa jeune vie, il avait déjà à l'époque une capacité à comprendre la nature humaine et le fonctionnement du cœur des gens dont bien peu peuvent se targuer. Il savait trouver les mots justes et sa grande empathie lui permettait de se mettre à la place d'Eleanor sans trop de difficulté. La jeune noble se sentait comprise et soutenue, et au fond c'est ce dont elle avait besoin pour surmonter l'épreuve qu'elle traversait.

Eleanor apprit alors l'annulation de son mariage. Dès qu'elle fut rentrée au domaine familial, le père de la jeune fille avait décidé qu'il en serait ainsi, ce dernier n'ayant pas réalisé plus tôt que sa fille unique irait jusqu'à s'enfuir pour éviter cette union, faisant fi des avertissements de son épouse. Pendant l'absence de leur fille, il fut dévoré par l'inquiétude et les remords, s'il lui était arrivé quelque chose il ne se le serait jamais pardonné. Il se demanda ainsi comment il avait bien pu faire passer des intérêts pécuniaires avant le bonheur de son enfant, surtout que lui-même avait épousé la mère de sa fille dans le cadre d'un jeu d'alliance entre familles de nobles. À partir de cette époque, il accorda aux aspirations de son enfant l'importance qu'elles méritaient.

Shae et Eleanor convinrent quant à eux de se revoir une première fois, puis ils commencèrent à se rencontrer régulièrement au fil des mois, à l'occasion de promenades discrètes dans le Quartier Commercial et parfois au sein du Quartier Solaire. C'est ainsi qu'un soir après une balade dans les rues de Stellaraë, que les deux jeunes tourtereaux finirent par se retrouver blottis l'un contre l'autre au coin du feu dans le modeste appartement du Nordien, laissant leurs mains se caresser et les mener à l'échange d'un premier baiser timide, puis d'un second plus audacieux qui en appela bien d'autres...

Les deux amoureux savaient tous les deux pertinemment que la situation était en train de leur échapper. Une fille de noble ne pouvait pas se permettre de s'encanailler ainsi, elle n'avait rien à faire seule au-delà du crépuscule dans l'appartement d'un jeune homme et sa réputation et celle de toute sa famille pouvaient en être ternies. Pour le Nordien, c'est la réputation de la famille Croga qui était en jeu, il était tout à fait possible qu'il finisse par perdre tout ce qu'il avait acquis à Stellaraë et que ses bienfaiteurs lui tournent le dos... Pourtant, Shae et Eleanor ne parvenaient plus à se détacher l'un de l'autre, plongeant avec désinvolture dans l'océan de passion qui s'ouvrait à eux, noyant leurs regrets dans l'immensité naïve de leur amour naissant.

Ce n'est que tard dans la nuit que la jeune noble quitta les draps du Nordien pour rejoindre son monde. Shae la raccompagna naturellement jusqu'aux portes du Quartier Noble où elle disparut comme un fantôme sans dire un mot. Aucun des deux amants n'avait vraiment parlé de ce qui venait de se passer, échangeant juste de quelconques banalités une fois l'ivresse du moment retombée. L'un comme l'autre avaient mille questions à se poser à lui-même avant d'être capables d'en parler.

L'aurore vint tirer le Nordien d'un sommeil difficile empreint de questionnements et de doutes, l'emportant dans sa routine quotidienne où il eut toutes les peines du monde à aligner ses idées pour maintenir un ensemble cohérent, ses pensées lui paraissant volatiles et inconstantes. Shae avait bâti son monde sur la connaissance et la logique, il appréciait d'avoir du recul et de posséder le contrôle de la situation. Et là, pour la première fois depuis longtemps, il ne savait absolument pas de quoi ses lendemains allaient être faits. Les nuits et les journées se succédèrent ainsi pendant ce qui lui sembla une éternité, puis il se décida à envoyer une lettre à Eleanor afin de se renseigner sur son état d'esprit. Il n’eut aucune réponse à sa lettre, ni aux suivantes d'ailleurs.

Alors que les cogitations de Shae le ramenèrent à Eleanor, elles rapportèrent avec elles le poids de sa culpabilité. Il pensait lui avoir volé son avenir. Comment la jeune noble allait-elle pouvoir trouver un bon parti avec sa pureté envolée aux côtés de leur lucidité ? Le jeune homme se demanda ensuite si Bran Croga allait intercéder en sa faveur lorsqu'on viendrait le chercher pour le mettre face à ses responsabilités.

Le Nordien pensa aux parents d'Eleanor, se demandant s'ils étaient au courant pour eux, puis, plongeant un peu davantage dans le courant de ses inquiétudes, il se demanda s'il allait être ostracisé et finir en marginal, contraint de s'exiler de Stellaraë comme ses ancêtres avant lui. Allait-on se contenter de lui infliger une amende ou quelques bons coups de fouet ? Lorsque ses pensées retournèrent aux parents de la jeune noble, il se demanda enfin s'ils auraient pu les forcer au mariage afin de préserver leur honneur.

Et pourtant, que ce soit pour lui porter des nouvelles d'Eleanor ou pour le mettre face aux conséquences de ses actes, personne ne vint... L'être humain est ainsi fait pour vivre dans la normalité, peu importe de quoi cette normalité est faite. Celle de Shae fut constituée de ces marées d'incertitudes qui se sont tenues au-dessus de sa tête, prêtes à déferler sur lui.

Rampant dans les sinuosités tordues du subconscient, il s'extirpe de l'ombre pour se moquer de l'ignorance de ce gamin qui se croit érudit. Le sot n'avait-il donc pas lu les bons manuscrits ? Alors qu'il se tient devant le miroir, il se personnifie en son propre reflet mélancolique, fixant cette pauvre petite chose au minois si morne, affligée et écœurée par tant de faiblesse. Ses enseignements s'étaient-ils terrés si profondément dans l'inconscient de ce maudit gosse qu'ils étaient désormais hors d'atteinte de son intellect ?

Laisse ces instants d'égarement se promener encore une fois dans ton esprit, laisse-les danser sous le regard de ton imaginaire mais rends-le attentif. La tristesse, les regrets, la culpabilité... Laisse ces sentiments se perdre aux tréfonds de ton être et élève tes pensées, vois ce qui s'est dérobé à ta vigilance alors que ta lubricité te quittait peu à peu...

Alors qu'il noie l'azur de ses yeux dans l'océan bleuté de son propre regard, une terreur glaçante lui court le long de l'échine, bien vite elle devient changeante et se fait chaleureuse pour finir par se perdre en un doux et familier sentiment d'apaisement qui se mue en une pensée concrète... La princesse immaculée s'était déjà roulée dans la fange avant que leurs corps ne s'étreignent.

Le cœur du jeune nordien se serra puis il se résigna, s'il ne faisait rien, Eleanor glisserait lentement hors de sa vie et elle finirait par ne devenir qu'une pensée, un regret éternel qui reviendrait inlassablement à lui pour le noyer de remords. Il était probable que la jeune femme n'ouvrait même pas ses lettres pour peu qu'elles lui parvenaient. Le Nordien chercha donc un moyen d'entrer dans le Quartier Noble pour y trouver le domaine de la famille d'Eleanor.

La tâche s'avéra particulièrement ardue. Shae tenta tout d'abord d'utiliser l'influence et les moyens à la disposition de son protecteur Bran Croga afin d'obtenir une invitation au Quartier Noble sous de faux prétextes. Mais devant les questions logiques et légitimes que Bran posa à son protégé, le Nordien eut bien du mal à justifier son besoin impérieux de se rendre dans cette partie de Stellaraë. Il ne pouvait évidemment pas avouer ses fautes et les véritables raisons dont Bran devina néanmoins assez rapidement une partie de la teneur. Son ami conseilla à Shae de s'abstenir de se mêler aux nobles, et surtout d'éviter de s'enticher d'une fille de leur milieu.

Shae reprit peu à peu le cours de sa vie tout en réfléchissant toujours à une solution pour pénétrer dans le Quartier Noble, mais cela semblait peine perdue. Lorsque l'idée de tenter de soudoyer les gardes lui effleura l'esprit, le jeune nordien réalisa qu'il avait déjà épuisé les idées logiques et que continuer en ce sens le mènerait à quelque chose de stupide. Le jeunot fut alors tenté de s'en remettre à la providence, espérant naïvement que sa tendre Eleanor finirait par se retrouver un jour à nouveau sur son chemin, mais il y trouva surtout davantage de désespoir à ne percevoir que son absence en chaque lieu où il espérait tant la revoir.

Bien incapable de subir la situation sans rien faire, le Nordien se débattit alors assez inutilement en arpentant les lieux de beuveries les plus animés de Stellaraë, histoire de découvrir s'il finirait par entrevoir une porte dérobée qui aurait échappé à sa sobriété en laissant l'éthanol subjuguer son encéphale jusqu'à laisser son corps titubant et nauséeux. Le jeunot finit la plupart du temps par simplement rendre le dernier repas qu'il s'était forcé à ingurgiter sans appétit, avant de laisser sa carcasse minable se laisser emporter par un sommeil d'apparence profonde, mais de piètre qualité. Heureusement pour le Nordien, sa constitution et son jeune âge lui épargnèrent les affres des gueules de bois qui durent jusqu'au crépuscule. Une excuse parfaite pour recommencer le soir suivant. Si les premiers temps le cœur du jeune nordien était bien trop lourd pour se laisser tenter par cette perspective légère et inconséquente, Shae finit par chercher à oublier Eleanor en trouvant du réconfort dans les bras d'autres jeunes stellaroises.

Le Nordien rencontra alors Delia, une blondinette aux yeux bleu clair qui venait de fêter ses vingt-cinq ans. Elle allait devenir la seconde femme à partager la couche de Shae et celle qui allait lui permettre de se redécouvrir en profondeur. Delia n'avait pas grand-chose en commun avec Eleanor. Elle était issue d'une famille plutôt modeste de Stellaraë et on la présentait en général comme une fille de piètre vertu qui semblait apprécier attirer tous les regards sur elle. Néanmoins, entre elle et Shae se créa très rapidement une belle alchimie, le Nordien se moquant bien de ce que l'on pouvait dire d'elle, il appréciait sincèrement de la côtoyer. Si Eleanor incarnait à merveille la beauté et le raffinement de la noblesse stellaroise, Delia, elle, était une femme aux charmes et aux atouts très différents. Sans artifices et débordante de vie, la fascinante jeune femme fit découvrir à Shae un amour certain pour l'adrénaline et les sensations fortes.

Avec Delia, Shae pouvait laisser libre cours à ses envies les plus folles, s'éméchant parfois à l'excès avant d'aller escalader les murs de la ville en passant par les échafaudages, riant comme un gosse tout en titubant comme un soulard pour manquer de se tuer dans une de leurs puériles quêtes d'amusement. Mais aussi et surtout, Delia était une jeune femme d'expérience qui fit découvrir au jeune nordien tout ce qu'il avait toujours rêvé de savoir sur les femmes et leur corps. Cette stellaroise était un oiseau rare qui se connaissait bien et qui était à l'écoute de ses désirs, elle n'hésitait pas un instant à guider son amant inexpérimenté et à lui apprendre comment apporter l'extase à une femme. Shae se révéla encore une fois être un élève doué et particulièrement assidu.

Quand le Nordien se lançait dans quelque chose qui l'enthousiasmait, il ne faisait jamais les choses à moitié, et en ce qui concerne les plaisirs charnels, Shae était un véritable exalté, tandis que Delia semblait avoir bien peu de limites. Les deux amants pouvaient parfois alterner tendresse et bestialité, leurs corps s'unissant amoureusement avant de plonger vertigineusement vers leur instinct animal, au point que parfois le Nordien se demandait si à certains moments ils étaient réellement encore plus proches du plaisir que de la douleur.

Puis un jour, Delia se lassa simplement de son jouet et s'en trouva un autre. Shae savait pertinemment que ça se terminerait ainsi. Qu'y avait-il à attendre d'une relation comme celle-ci au fond ? Delia aurait finit par tomber enceinte et il n'était clairement pas le genre de couple qui aurait pu survivre à une vie de famille standard, avec toutes ses contraintes et sa normalité. Si Shae prit ses distances avec Delia dans un premier temps, les deux jeunes excentriques se retrouvèrent bien vite et entamèrent leur bout de chemin pour devenir de très bons amis.

Redescendu du nuage d'euphorie qu'il partageait avec Delia, Shae ressentit le besoin d'exprimer ses pensées en les posant sur parchemin. Toute sa psyché et ses cogitations y déferlèrent avant qu'il n'y esquisse ses premières tentatives de se remémorer par la plume l'exploration des corps d'Eleanor et de Delia, le Nordien se plaisant à les caresser à nouveau dans les exquises réminiscences que lui offraient ses souvenirs.

Shae songea alors à quitter Stellaraë afin de partir explorer le monde. Après tout, son projet initial ne consistait pas à s'y installer et y faire son nid. La grande cité ne devait être qu'une étape sur une longue route d'aventures et de découvertes. Le jeune homme désirait néanmoins toujours ardemment revoir au moins une fois Eleanor avant de quitter la capitale, quand bien même une morne résignation de plus en plus tenace étendait son emprise sur cette volonté qui semblait plus que jamais hors d'atteinte. Avant son grand départ, le Nordien aspirait également à arpenter la bibliothèque de la ville tant qu'elle était à sa portée, car si ses rêves de voyages devenaient réalité, il ne reviendrait probablement pas dans la région avant longtemps.

Les blessures de son cœur achevant de se cicatriser avec le temps qui poursuivit sa course inéluctable, Shae atteignit son vingt-troisième anniversaire. Après des mois à mener une vie paisible et routinière, le Nordien se laissa entraîner dans une beuverie comme il n'en avait plus connu depuis longtemps, ses amis étant bien décidés à le décoincer un peu pour l'occasion.

On avait vu les choses en grand, après un véritable festin et avoir allègrement trinqué à grands coups des alcools les plus en vogue à Stellaraë, on laissa le Nordien dans les bras de l'une des plus charmantes prostituées du coin, ses honoraires réglés à l'avance bien sûr. Shae, bien que chaste depuis des mois et particulièrement réceptif à cette attention, préféra refuser de profiter de son affriolant présent, son esprit étant probablement encore trop lucide pour mettre de côté l'impact que pourrait avoir ce genre d'indécences sur sa réputation. Le jeune homme préféra rentrer chez lui ce soir-là, prétextant avoir trop bu et ne pas se sentir très bien.

Il ne fallut qu'une dizaine de minutes au Nordien pour se soustraire à la compagnie de ses amis, autant dire qu'il frôla l'impolitesse et l'ingratitude, mais Shae avait toujours eu ce côté un peu excentrique que sa loyauté et sa sympathie excusaient bien volontiers. Le jeune homme ne resta pourtant pas seul bien longtemps, se retrouvant rapidement accompagné d'une silhouette féminine au visage dissimulé sous une capuche. Les deux comparses se faufilèrent discrètement dans les ruelles de la ville d'un pas pressé pour gagner le logement du Quartier Commercial, en évitant au possible d'être aperçus par des gardes en patrouille.

Une fois en sécurité et à l'abri des regards dans sa demeure, Shae lâcha un léger rire amusé en dévoilant le visage de la prostituée, qui trouva son camarade de jeu du moment décidément plus déluré qu'il ne semblait l'être au premier abord.

La jeune femme devait avoir aux alentours de la trentaine et s'était présentée sous le nom de Mildred, mais dans le milieu les demoiselles portaient souvent un nom d'artiste qui différait de celui reçu à la naissance. Pour le Nordien, ce n'était pas vraiment important à ce moment-là, il était surtout bien décidé à faire honneur à son cadeau. Et quel présent! Mildred était une créature sublime, de somptueux et longs cheveux bruns entremêlés de reflets acajou portant les effluves d'un parfum subtil et délicieux, magnifiaient un visage fin à la peau élégamment halée. Ses jolis yeux d'un gris délicat rappelaient à Shae les nuages qui parsemaient le ciel des Plaines d'Aràn de ses souvenirs. La bouche de Mildred offrait des lèvres appétissantes que le jeune homme fixa un moment, avant d'y poser les siennes, laissant ses mains partir à la découverte des courbes exquises qui s'offraient à elles.

Mildred avait beau être une fille de joie, le Nordien la traita comme si elle était sa reine, l'emmenant jusqu'à sa couche en lui tenant tendrement la main et en imprégnant l'azur de ses yeux de douceur et de bienveillance.

La nuit étant bien avancée une fois l'œuvre des deux amants terminée, Shae proposa à Mildred de rester pour la nuit en lui offrant une compensation supplémentaire, après tout à cette heure tardive les clients les plus fréquents n'étaient pas vraiment des plus recommandables. Curieux d'en savoir plus sur celle avec qui il venait de partager un moment mémorable, le Nordien fut d'humeur à discuter avant de s'en aller se reposer aux royaumes des songes.

La jeune femme était d'ordinaire une courtisane plus habituée à la noblesse qu'à la clientèle de la taverne où ils s'étaient rencontrés, mais récemment la plupart de ses habitués ayant pris un peu de distance par souci de discrétion, Mildred avait bien été forcée de prospecter d'autres opportunités. Les deux jeunes gens poursuivirent alors leur discussion, Shae évoquant à son tour ses péripéties à Stellaraë, et de fil en aiguille le Nordien en vint à lui présenter les parchemins sur lesquels il se plaisait à revivre les étreintes passionnées qu'il avait connues avec Delia, et toutes celles que son imagination débordante lui proposait de réaliser à l'avenir.

Les parchemins restant un bien relativement onéreux, la Stellaroise fut tout d'abord surprise qu'un jeune homme les utilise dans un but aussi futile, mais en les parcourant, elle ne put nier la qualité du travail du Nordien. L'encre soigneusement posée sur ces pages dessinait mots et phrases qui emportaient son imaginaire vers les désirs les plus débridés de Shae. La chaleur d'une excitation nouvelle et l'envie d'explorer avec le Nordien de façon plus terre à terre l'un ou l'autre de ses fantasmes, ramenèrent bientôt la Stellaroise dans ses draps pour une seconde représentation.

Lorsque Shae et Mildred se réveillèrent dans les bras l'un de l'autre, leurs doux minois marqués par la fatigue de leurs étreintes, le soleil avait déjà bien avancé sa course dans le ciel, et le quartier marchand semblait animé. Le Nordien n'allait pas pouvoir faire sortir Mildred de chez lui discrètement avant que le gérant du magasin n'aille se restaurer. Il était peu probable qu'il reconnaisse la courtisane, mais le jeune homme préféra éviter de prendre des risques.

Pour passer le temps, Shae, d'humeur à essayer des choses nouvelles, proposa à Mildred de composer ensemble. Après tout, la courtisane devait avoir plus d'une aventure torride à poser sur parchemin elle aussi. Si l'idée parut tout d'abord saugrenue à la Stellaroise, elle finit par accepter de se prêter au jeu, le Nordien endossant le rôle de scribe alors qu'elle lui conta l'une de ses nombreuses relations charnelles. Il fallut deux bonnes heures à Shae pour dessiner de sa plume les quelques centaines de mots de leur œuvre, mais le résultat était là... Ce parchemin aurait fait rougir et mouiller d'excitation les coquins les plus dépravés de Stellaraë.

À la relecture de leurs mots, Mildred et Shae furent eux-mêmes une nouvelle fois titillés par leur faiblesse face à l'appel des plaisirs intimes, la courtisane hésitant un instant à s'offrir au jeune homme sans contrepartie, avant de se raviser. Tout travail mérite salaire, et le Nordien finit par se délester de quelques pièces d'or supplémentaires après une simple paire de caresses des mains expertes et audacieuses de la sublime stellaroise. Mildred était, ma foi, une négociatrice bien plus habile que son jeune collègue.

Une fois son appétit pour les courbes aguicheuses de sa délicieuse compagne de jeu assouvi pour un temps, Shae en revint à un état d'esprit plus logique et à d'autres desseins. Mildred avait eu accès au Quartier Noble, elle y avait assurément encore ses adresses et elle pouvait être la clé qui lui permettrait de revoir Eleanor.

Au cœur de l'éventail de genres et de styles des nuées d'écrits lus et assimilés par l'intellect de Shae au cours de sa vie, le Nordien se remémora l'intérêt de la haute société stellaroise pour les romans et autres poésies. S'imaginant désormais bousculer tout ce beau monde dans ses ennuyeuses habitudes héritées d'un autre âge, le Nordien proposa à Mildred de composer de nouvelles histoires érotiques ensemble, et cette fois-ci de les faire connaître à la noblesse de la grande cité.

Selon les plans de Shae, la courtisane allait l'aider à présenter leurs œuvres à certains nobles qu'elle savait prédisposés à être amateurs de ce genre d'indécences, et s'ils parvenaient à susciter suffisamment d'intérêt pour leurs écrits, ils pourraient aisément les monnayer par la suite. À la proposition du Nordien, la mine de la Stellaroise ne trahit de prime abord que trop bien sa perplexité, l'idée semblant un peu trop naïve pour être réalisable. Pourtant, dans un élan d'audace, elle accepta finalement. Qu'avait-elle à y perdre de toute manière ?

Les parchemins se dispersèrent ainsi aux quatre coins du Quartier Noble dans la plus grande des discrétions, et ne furent parcourus que par les yeux curieux de celles et ceux à qui ils étaient adressés. Il ne fallut guère longtemps avant que Mildred ne soit invitée à se rendre à nouveau sur le domaine de la haute société stellaroise.

À mesure qu'ils se faisaient connaître des cercles privés les plus discrets et dépravés de la cité, les écrits osés de la Stellaroise et de son comparse devinrent rapidement convoités. Le Nordien émancipa alors peu à peu sa plume des récits de Mildred, son style s'affinant dans la composition de ses propres histoires érotiques, et d'ici à la fin de l'hiver, on se dut déjà de posséder un de leurs parchemins dans sa bibliothèque. Comme anticipé par le jeune homme, on ne rechigna bien vite aucunement à payer un bon prix pour l'acquisition d'un inédit ou d'un original.

Shae, en tant qu'honorable membre d'une famille marchande respectée de Stellaraë, ne pouvait décemment pas dévoiler toute la perversité des recoins de son esprit tordu et lubrique, c'est pourquoi il opta pour une approche plus détournée pour se faire connaître à son tour de la noblesse de la ville et marquer encore davantage de son empreinte ses représentants les plus dévoyés. À partir de cette époque, Mildred allait être connue sous le nom de Chimère, et Shae allait devenir le Moineau de Kastalinn.

Sous sa nouvelle identité, la splendide beauté stellaroise participa à des soirées de cercles restreints de la noblesse de la capitale, où furent organisés des spectacles sensuels et parfois érotiques, mettant en scène la lecture des nouveaux écrits du Moineau de Kastalinn et de sa chimère. Au terme de ces événements, les parchemins étaient mis aux enchères et revenaient au plus offrant. Dans le but d'enfin pénétrer dans le Quartier Noble et d'accompagner Mildred lors de ses représentations, le Nordien se fit passer officiellement pour son garde du corps. C'est ainsi que plus de deux ans après leur dernière rencontre, les pas de Shae le menèrent jusqu'au domaine des Trevelyan, celui de la famille d'Eleanor.

C'est le père d'Eleanor que rencontra en premier lieu le jeune homme lorsqu'il se rendit aux portes de la vaste demeure des Trevelyan. Shae se présenta comme étant ami de sa fille venu lui rendre visite au gré d'une invitation de dernière minute chez l'un des nobles où il avait accompagné Mildred à quelques reprises. Évitant de pousser sa chance outre mesure, le jeune homme n'insista guère pour entrer chez les Trevelyan, patientant à l'entrée du domaine jusqu'à ce qu'Eleanor daigne lui esquisser par sa présence ou son absence, les contours qui allaient définir de quoi ces lendemains allaient être faits.

Lorsque la jolie stellaroise présenta la peau exquise de son séduisant visage à l'azur des yeux enchantés du Nordien, ses pupilles enjôleuses laissèrent miroiter en elles les sentiments contradictoires qui s'entremêlaient en son esprit. La jeune femme quelque peu gênée, hésita ainsi à accepter l'enthousiasme qu'elle semblait pourtant ressentir à la vue de son ancien amoureux.

Pour Shae ce fut plus simple, la flamme de son amour pour sa belle se ravivant aussitôt, chaque mot échangé avec Eleanor l'immergeant un peu davantage en ces flots de sentiments doux et chaleureux qui ravissaient tout son être. Pour le Nordien c'était plus que jamais une évidence, sa place était à ses côtés et il n'en tenait qu'à lui de rallier sa belle à sa certitude.

La spontanéité et le naturel du Nordien qui sublimaient son engouement pour leurs retrouvailles encouragèrent la jeune femme à abandonner ses réserves et à accepter l'instant présent tel qu'il venait. Si Eleanor ne semblait pas aussi disposée que Shae à se laisser mener par ses sentiments passés, elle accepta tout de même de le rencontrer deux jours plus tard dans ce même Quartier Commercial où ils s'étaient quittés.

Une fois encore, le Nordien allait rapidement mettre à l'aise Eleanor, mais ce n'est qu'au cours d'une autre rencontre qu'il laissa finalement ses mots les mener vers les myriades de questions que soulevait leur passé commun, et vers l'abrupte rupture des liens qu'ils avaient tendrement tissés ensemble à l'époque. Shae et la jeune noble conversèrent alors plus longuement sur ces deux dernières années écoulées.

La nuit où les deux tourtereaux s'étaient vus pour la dernière fois, la jeune femme avait été contrainte de donner des explications à son père, et honteuse et désemparée, elle s'était résignée à lui conter le récit des derniers mois de sa vie. Elle lui parla alors de sa fuite avortée vers Ishtar avec l'homme à qui elle avait naïvement offert sa pureté, de sa relation avec le Nordien devenue bien plus intime qu'elle n'aurait dû. Les parents de la jeune femme firent preuve d'une compréhension qu'elle n'aurait guère osé espérer jusque-là, néanmoins, à l'époque, les choses ne furent pas si simples et ses espoirs d'une idylle avec Shae étaient voués à être tués dans l’œuf.

Le noble à qui Eleanor était promise en mariage avant sa rencontre avec le Nordien se sentait fortement éconduit et lésé par l'annulation de leur mariage, et s'il avait eu vent de la relation de Shae et de sa promise, les choses auraient pu rapidement dégénérer et le jeune homme en aurait fait les frais. Afin de préserver l'honneur des Trevelyan et de protéger l'élu de son cœur, Eleanor choisit de se faire violence et de trancher leurs liens pourtant si chers à son cœur. Par la suite, l'influence de la famille de la jeune noble diminua néanmoins sensiblement, une partie de leurs alliances étant devenue caduque malgré tout.

Eleanor était alors devenue difficilement mariable et se présentait comme un bien piètre outil politique pour sa famille. Si cela n'avait plus guère d'importance pour ses parents, qui étaient désormais bien décidés à la laisser choisir la vie qu'elle voudrait mener, la jeune femme n'en allait pas moins rester impactée par sa condition. Deux ans plus tard, les augures semblaient enfin plus favorables à la jeune femme et à son prétendant.


Aux prémices de l'hiver, ayant eu vent du bonheur de la fille des Trevelyan, vint Rhys Brennan, l'homme à qui Eleanor fut promise quelques années auparavant. Porté par sa jalousie moins que par un certain goût pour le sang, ce fils bien éduqué de bonne famille respectée se montra bien décidé à laver ce qu'il prétendait être un affront impardonnable.

Annonçant ses revendications absurdes, Rhys Brennan exigeait un duel à mort du jeune Nordien. Soit ce dernier acceptait, soit on utiliserait tous les moyens disponibles pour lui nuire, à lui, aux Trevelyan, ainsi qu'aux Croga. On n'omit pas non plus de lui signifier qu'un refus lui garantirait de toute manière de voir son dos se garnir tôt ou tard d'un poignard planté entre les omoplates...

Si Shae l'emportait, on lui assurait qu'il n'y aurait pas de vengeance et que la famille Brennan ferait en sorte de restaurer par ses alliances une partie de l'influence et du prestige de celle d'Eleanor. Si c'était le noble Stellarois qui venait à gagner son duel, il considérerait alors son honneur comme lavé par le sang de son rival, et il s'engagerait à jouer de ses alliances pour soutenir la famille d'Eleanor. Peu importe l’issue du combat, l'avenir des Trevelyan pouvait être assuré par le courage et l'abnégation du Nordien.

Quelque peu sonné par la nouvelle de la confrontation qui l'attendait, Shae demanda à Fergus Clark de l'aider à s'y préparer au mieux, mais le jeune homme prévit en parallèle une fuite de Stellaraë, tant la situation lui paraissait irréelle et hors de contrôle. De leur côté, autant le maître d'armes que Bran Croga ne semblaient guère optimistes quant aux chances du Nordien.

Rhys Brennan avait la trentaine, brun aux yeux marron, plutôt bel homme, entrainé et aguerri, il se présentait comme un adversaire grand et musculeux. Il était évident qu'il disposait d'avantages conséquents sur le jeune nordien, que ce soit par son expérience ou sa force physique. Le Stellarois avait déjà participé à de vrais combats, on le disait volontiers brutal et aimant tuer. Un duel à mort non officiel dans les conditions annoncées semblait se présenter comme une exécution pure et simple. Si Shae et Fergus combattaient régulièrement avec leurs propres armes lors de leurs entrainements, le Nordien n'avait encore jamais participé à un combat en conditions réelles, et surtout, il n'avait jamais eu à occire un autre homme.

Que ce soit Eleanor et ses parents, ou Bran et Fergus, tous ceux à qui le sort du Nordien semblait importer l'enjoignirent de quitter la capitale pour s'enfuir loin de la menace de Rhys Brennan. L'instinct de survie du jeune homme n'aurait su les contredire, le suppliant de laisser ces nobles s'écharper entre eux et de se préparer à quitter Stellaraë. Sa conscience, quand à elle, lui murmurait que personne ne lui en voudrait de ne pas vouloir donner sa vie pour une erreur de jeunesse.

Néanmoins, pour le Nordien, son existence se résumait à ce moment-là à ce qu'il avait construit à Stellaraë, et absolument tout ce qu'il y avait acquis était sur le point d'être emporté par la soif de sang d'un fichu noblion qui devait probablement juste s'ennuyer. Si le destin ne l'avait pas mis sur la route du Stellarois, il aurait probablement trouvé quelqu'un d'autre pour lui servir de source de divertissement. Devoir fuir Stellaraë et être contraint de garder en permanence dans un coin de son esprit que quelqu'un allait chercher longtemps sa mort, porta au cœur du Nordien un sentiment d'injustice qui se mua bien vite en une colère tenace.

S'enfonçant drastiquement du mauvais côté de la frontière qui sépare le courage de la bêtise, Shae fit une splendide démonstration de toute son opiniâtreté, allant s'enfermer dans une obstination des plus dangereuses à aller combattre Rhys Brennan. Le Nordien se montrait désormais incapable de saisir la futilité de son sacrifice et d'appréhender la réalité de ce qu'allait être la vie d'Eleanor après sa mort. Que celle-ci porte le fardeau de la responsabilité de son funeste destin ne semblait guère suffire à le dissuader de tenter le tout pour le tout.

Ce n'est qu'à la veille du jour fatidique que la peur primaire et salvatrice de la mort commença à ramper dans les parties les plus primitives de l'encéphale du Nordien, le mettant face à ce qui l'attendait le lendemain, sans être capable pour autant d'avoir l'emprise nécessaire à l'inciter à une fuite bienvenue.

Ne trouvant pas le sommeil, Shae passa une partie de la nuit à imaginer son combat contre Rhys Brennan, et au moyen de venir à bout d'un adversaire tel que lui. Le jeune homme visualisa encore et encore ses entraînements avec Fergus Clark, à la recherche d'une forme de transcendance qui pourrait faire la différence.

Lorsque le crépuscule étendrait à nouveau ses ombres sur le monde, celui de Shae Elendris aura été totalement métamorphosé. Soit ce monde nouveau aura vu le juste triompher du mauvais et le faible du fort, soit il aura été rendu au néant, son enveloppe charnelle sombrant lentement dans l'oubli en entamant son inéluctable décrépitude.

Afin d'éviter toute implication des autorités stellaroises, le combat se déroula aux premières heures du jour dans un campement monté pour l'occasion dans le désert d'Harena. L'arène se résumait à une zone aménagée au milieu du campement. Afin de garantir un combat équitable, l'endroit avait été choisi pour son sol en partie composé de terre qu'on avait nivelée. Les jours précédant le duel, Eleanor avait préféré éviter Shae dans une dernière tentative de lui signifier sa désapprobation, caressant jusqu'au bout l'espoir que son aimé en revienne à la raison et qu'il choisisse de ne pas se présenter au campement. Mais ce fut peine perdue. En le voyant arriver, accompagné de Bran et de Fergus, la jeune femme courut pour s'effondrer de désespoir dans l'étreinte de ses bras, laissant des larmes abondantes se perdre sur l'épiderme du Nordien.

Shae et Eleanor savaient désormais que plus rien ne saurait arrêter la marche implacable du destin, l'un comme l'autre ne pouvant plus que s'agripper à l'espoir ténu que, comme dans les histoires qui ont bercé l'enfance du Nordien, le bien triomphe du mal, et que le héros en sorte victorieux.

Afin de disposer d'une protection rudimentaire mais équitable, les deux combattants purent s’équiper d'armures de cuir avant de s'entendre quant au choix des armes. Si le Nordien eut le droit d'opter pour son équipement habituel, et d'emporter son bouclier rond accompagné d'une splendide dague damassée offerte par son maître d'armes, Rhys Brennan, lui, opta pour une épée à deux mains de bonne taille piochée dans son râtelier d'armes. Le choix du Stellarois traduisait bien son assurance et l'absence de doutes quant à sa supériorité sur le Nordien, une telle arme apportant un avantage considérable en termes de puissance, mais nécessitant une force et une expérience que Shae n'avait pas à ce moment-là.


Le soleil ayant presque achevé de délivrer le désert de l'emprise du froid nocturne, les deux adversaires s'avancèrent au centre de l'arène...

La peur pose ses empreintes glaciales au tréfonds de son âme tourmentée, portant l'angoisse en son cœur dont il ressent désormais chaque battement. La trame du temps s'étire à l'infini alors qu'au plus profond de son être, au-delà de sa conscience en alerte, le plus primaire de ses instincts hurle et supplie qu'on le sorte de cette situation. Agrippant fermement ses terreurs de toute la poigne de sa détermination, il se délivre de ses émotions parasites et s'élance envers et contre tout, prêt à se jeter dans les bras de la mort.

Shae pose une dernière fois son regard sur Eleanor avant de se focaliser totalement sur son combat. Dès l'annonce du début de la confrontation, le Nordien s'élance d'un pas véloce et agile vers le Stellarois. Immédiatement, l'imposante lame projette l'ombre de sa morsure mortelle sur le flanc droit de Shae, la puissance du coup l'obligeant à reculer pour éviter le contact. Rhys Brennan enchaîne avec un coup vertical que le Nordien dévie de son bouclier, avant de se lancer dans une contre-attaque rapide, dirigeant sa dague vers son rival. En réponse, Rhys envoie promptement, et bien plus vite qu'anticipé, une nouvelle fois sa lame à la rencontre du côté droit du Nordien, obligeant ce dernier à la parer tant bien que mal à l'aide de son bouclier.

L'impressionnant Stellarois poursuit ses frappes et force Shae à se mettre sur la défensive, le jeune homme tentant alors tant bien que mal de gérer la distance avec son adversaire. S'il avait imaginé que le noblion finirait par s'épuiser à manier une arme aussi lourde, il devenait évident que lui-même ne tiendrait pas éternellement s'il était ainsi acculé trop longtemps.

Les proies savent d’instinct que rien ne sert d'affronter un prédateur et que leur salut ne peut se trouver que dans la fuite. Le fort dispose du faible, et le gibier qui n'entend qu'un imperceptible murmure alors qu'il devrait ouïr les hurlements de ses peurs primaires est condamné à se faire dévorer.

Rhys Brennan met la pression sur le Nordien, et si chacun de ses coups est évité ou vient se briser sur le bouclier, Shae peine à réellement menacer le Stellarois lors de ses contre-attaques, chaque tentative de réduire la distance entre la pointe de sa dague et son adversaire finissant irrémédiablement par le mettre en danger de mort immédiate.

Le Nordien tente alors une feinte en élançant à nouveau sa dague vers son ennemi. Dès que l'imposante lame esquisse sa réponse et entame sa course pour le faucher, Shae abandonne son attaque pour se placer à la limite de la portée de son adversaire, avant de s'engouffrer aussi promptement que possible dans sa défense une fois le danger écarté. La lame damassée se précipite à la rencontre du poitrail du Stellarois, mais ce dernier esquive l'assaut et porte un violent coup dans le dos de Shae à l'aide du pommeau de son épée. Frappé par la douleur, le souffle coupé et désorienté, le Nordien s'extirpe aussi vite que possible des environs immédiats du Stellarois, tentant de remettre de la distance entre eux le temps de récupérer.

Admire l'étendue du fossé qui vous sépare et ose poser ton regard sur tes espoirs alors qu'ils chutent futilement au cœur de ses ténèbres. Ressens l'effroi qui naît et se répand au travers de tes entrailles alors que tu commences à distinguer les contours de ta défaite à venir, et dans son sillage, ceux de ta perdition.

Rhys Brennan tâte sa proie, lançant quelques coups d'estoc pour forcer le Nordien à jouer encore un peu avec lui. Voir son adversaire vulnérable titille de plus en plus la soif de sang du Stellarois qui retient de moins en moins bien ses pulsions meurtrières. L'habile guerrier envoie alors un solide et rapide coup vertical que Shae dévie tant bien que mal, avant d'enchaîner sur un violent coup horizontal vers son flanc gauche qui vient se briser avec force sur son bouclier, projetant le jeune homme au sol.

L'adrénaline afflue dans le sang du Nordien qui bondit comme un diable pour survivre quelques secondes de plus, esquivant de justesse une nouvelle fois la lame du Stellarois qui vient s'abattre dans la poussière. Shae se relève et tente de se remettre à distance. L'impact du coup a complètement déformé son bouclier, encore une frappe de cette puissance et il se brisera à coup sûr. Le Nordien le réalise alors pleinement, s'il ne parvient pas à porter une attaque décisive rapidement, il n'a aucune chance de sortir de ce duel vivant.

Shae tente le tout pour le tout, passant à l'offensive à son tour, enchaînant attaques rapides et replis dans l'espoir d'entrevoir un signe de fatigue ou une ouverture dans la défense de son ennemi, mais celui qui semble se fatiguer le plus rapidement, c'est lui, son adversaire expérimenté gérant parfaitement ses efforts pour le maintenir à distance.

Alors que leur combat semble être devenu un duel d'endurance, le noble accélère brutalement le rythme de ses attaques. Le Nordien évite une première fois l'arme de son ennemi, mais il n'a pas le temps de se replier hors de sa portée que celle-ci se balance une nouvelle fois dans un implacable mouvement circulaire vers son côté droit exposé.

Shae prend immédiatement conscience de l'absolue fatalité de l'instant, plus rien ne saurait désormais se dresser entre la lame acérée du Stellarois et son corps qui allait sous peu se faire irrémédiablement mutilé, ses chances de survie venaient de totalement s'évanouir. Aujourd'hui le fort triomphe du sot, le Nordien aurait pu chercher à poser une dernière fois son regard sur sa douce Eleanor, ou à quérir la présence rassurante de Bran ou de Fergus, mais au lieu de ça, il plonge son regard dans les yeux de son bourreau, aspirant à l'affronter jusqu'à l'ultime instant.

La terreur enfouie au sein des plus profondes failles de l'âme émerge de l'abîme et rampe jusqu'à la surface de la psyché. La teintant de ses ténèbres, elle subjugue son hôte qui se perd et sombre dans le labyrinthe sinueux et insondable de son inconscient alors qu'elle soumet ce pantin de chair et d'os à sa volonté. L'azur radieux où se reflète l'aspect de sa proie s'assombrit peu à peu tandis que ses ombres nébuleuses y entament leur danse. Tourbillonnant langoureusement, elles hypnotisent le vaillant et puissant guerrier jusqu'à ce que l'effroi atteigne à son tour la surface du sublime océan bleuté désormais parsemé de ses ténèbres. L'horreur brise la fascination et s'engouffre au plus profond de son cœur, apportant angoisse et panique en son sillage. Paralysé par ses peurs les plus tenaces, il s'offre alors sans défense à celui qui s’apprête à s'en repaître.

La force mise dans l'épée du Stellarois s’évanouit immédiatement, sa course s'interrompant mollement contre la dague damassée du Nordien qui dévie le coup sans problème. L'instant d'après, Shae se précipite tel un démon assoiffé de sang sur son adversaire. L'imposant Stellarois n'a pas le temps de réagir de quelque manière que ce soit, que la lame se plante avec une violence inouïe au travers de son poitrail, perforant aisément le cuir de son armure.

Le vainqueur étreint le perdant avant de lui infliger plusieurs nouveaux coups de dague aussi rapides que brutaux. Le sang chaud de Rhys Brennan macule de rouge la main de Shae qui enserre toujours fermement son arme, avant de ruisseler le long de son bras, pour finir par doucement goutter sur le sol où le corps sans vie s’effondre lourdement. Une mare rouge, que le Nordien perdu aux confins de son monde intérieur ne parvient plus à quitter des yeux, se répand tout autour du corps sans vie de son rival.


La mort de Rhys Brennan marqua profondément Shae. Si l'un des deux devait forcément mourir ce jour-là, cette expérience lui porta son lot de remords qui le mirent devant un constat évident : Il n'avait pas l'âme d'un tueur. Le Nordien entama dès lors une profonde remise en question de ses aspirations futures. Comme promis par Rhys, sa famille respecta sa volonté de ne pas chercher vengeance, quand bien même les relations avec les Trevelyan restèrent des plus mauvaises.

Pour Eleanor, ce fut une nouvelle période quelque peu compliquée, la jeune femme devant composer avec un entremêlement d'incompréhension et de peur malgré tout l'amour et la gratitude qu'elle avait pour son aimé. Pour la jeune noble, Shae n'aurait jamais dû accepter le combat, et la mort d'un homme, aussi mauvais soit-il, n'était pas anodine. Peu importe les promesses, la jeune femme peina à se convaincre que l'histoire pouvait réellement s'achever sans davantage de souffrances.

Les semaines puis les mois passèrent, et au printemps suivant, sans aucun nouveau nuage qui serait venu ternir le ciel de leur idylle, les deux amoureux se marièrent avant de s'installer ensemble au domaine de la famille d'Eleanor. Le logis du Nordien dans le quartier commercial resta dès lors dédié à ses affaires avec la famille Croga et Mildred.

L'union de Shae et d'Eleanor profita directement aux Croga. Si le jeune homme travailla de moins en moins pour Bran au profit de la famille d'Eleanor, ils devinrent des partenaires de confiance et les deux maisons accédèrent à de nouvelles opportunités particulièrement lucratives via leur cercle d'influence respectif, diversifiant et renforçant leurs activités. Politiquement, cette alliance renforça considérablement la position des Croga au sein de leur guilde, et accéléra la réhabilitation de la famille d'Eleanor.

Shae, quant à lui, disposait plus que jamais de tout ce dont un homme pouvait rêver pour mener une vie des plus agréables à Stellaraë, et jamais ses liens avec la grande cité du désert n'avaient été aussi tenaces. Si le Moineau de Kastalinn et sa chimère furent contraints pour un temps de limiter leur contact pour ne pas éveiller de soupçons, et que le Nordien n'eut alors guère plus la tête à poursuivre leur œuvre, cela n'allait qu'être que temporaire. Les années passant, Shae ressentit à nouveau le besoin d'écrire et de dévoiler ses fantasmes les plus inavouables. Confronté aux frustrations et aux limites qu'il rencontrait dans sa vie de couple qui restait ironiquement cantonnée aux standards les plus banals, il se plut à explorer à nouveau autrement toute l'immensité de l'univers lubrique que son esprit tordu aimait imaginer.

L'esprit vagabonde dans les vastes et changeantes contrées oniriques au gré des vagues délicates et erratiques du subconscient. Promené par les désirs et les aspirations qu'il ensevelit dans les profondeurs de son être à chaque nouvelle aurore, il laisse sa psyché refléter l'essence de ses rêves et plonge alors en son sein. La descente est brutale et les vagues paisibles se déchaînent bientôt en un maelström tourbillonnant qui emporte le rêveur vers ses abysses angoissants. La terreur s'empare du dormeur pour le mener aux portes entrouvertes de sa conscience sans qu'il ne puisse les franchir. Projetant son regard par l'interstice, il n'aperçoit qu'un néant silencieux où deux yeux perçants le scrutent avec intérêt.

Le Nordien court depuis ce qui lui semble être une éternité, mu par une peur insondable sur laquelle il n'a aucune prise, le monde qui l'entoure semblant changer au gré des pensées qui lui échappent. Finalement, le jeune homme retrouve la présence rassurante de sa belle Eleanor qu'il étreint amoureusement. Des larmes naissent dans l'azur des yeux emplis de bienveillance et d'affection du Nordien, son cœur se serrant au point qu'il en tremble de tristesse. Désemparé mais animé par la certitude que c'est la seule issue possible, Shae enfonce son couteau dans les entrailles de l'amour de sa vie. La lame perce et déchire la chair alors qu'elle la pénètre lentement, le Nordien y met toute sa force mais le corps d'Eleanor semble décidé à prolonger son agonie autant que possible. Shae, dévasté par le chagrin, pleure comme un gamin tandis qu'il supplie Eleanor de bien vouloir mourir tout en implorant son pardon.

L'une des graines de la discorde plantées dans l'union de Shae et Elenanor se révéla être leur infertilité. Si l'amour qu'ils se portaient allait bien au-delà de leur volonté de procréer, il n'en restait pas moins que l'absence d'héritier allait être pour la famille d'Eleanor une véritable source d'inquiétudes qui pourrit insidieusement les fondations de tout ce qu'ils avaient construit ensemble. Après avoir épuisé les ressources de la médecine et des herboristes, après avoir arboré de nombreux talismans et amulettes et s'être essayés en vain à divers rituels, le couple se résigna et commença à songer à l'adoption afin de garantir leur lignée.

Si adopter un futur héritier semblait une solution viable, dans les faits lorsqu'ils commencèrent à rechercher un candidat potentiel, Shae et Éleanor s'étaient déjà bien trop éloignés l'un de l'autre. Le Nordien passait de plus en plus de temps à arpenter la bibliothèque de Stellaraë à noyer son intellect sous de nouveaux concepts à étudier, et lorsqu'il le laissait remonter à la surface, c'était pour mieux l'envoyer vagabonder dans les songes pervers du Moineau de Kastalinn, ou à s'imaginer une nouvelle fois à l'autre bout de ce monde qu'il n'avait toujours pas exploré.

La flamme jadis ardente et passionnée de l'amour de Shae et Eleanor s'amenuisa alors peu à peu jusqu'à chanceler sous le souffle de l'indifférence partagée qui les accompagna jusqu'au crépuscule de leur union. Laissant les souvenirs chatoyants de l'époque bénie où leurs cœurs semblaient battre à l'unisson diffuser leur douce chaleur aux tréfonds de son être plongé dans l'apathie, Shae aurait désiré un retour en arrière. Mais qu'en aurait-il fait? Ses cogitations lui ramenaient inlassablement la certitude que leur destination n'aurait guère été bien différente, peu importe le chemin emprunté.

À terme, leur séparation après une décennie passée ensemble finit par être une véritable délivrance pour le Nordien. Shae fit pourtant un bien piètre usage de sa liberté retrouvée, dilapidant ses pièces d'or à la cadence à laquelle l'alcool s'écoulait dans son gosier, et au rythme où les courtisanes venaient encaisser quelques coups de reins dans ses draps.


Enivrées par le contenu des bouteilles qui gisent ici et là dans le logis du Nordien, Shae et Delia se laissent captiver par la danse des flammes crépitantes du foyer qui brûle au cœur de la pièce. Si les grains du sablier du temps ont eu raison de la fougue passée de la Stellaroise, ils ont eu l'élégance d'épargner la belle blonde de leurs ravages sur son joli minois. Venue se réfugier au côté d'un ami à la recherche d'un moment d'évasion loin de son quotidien, Delia pose sa tête sur l'épaule accueillante du Nordien. L'attention quelque peu vacillante de Shae se porte sur la main de sa camarade qui lui présente une petite besace en toile de lin. À l'intérieur, "quelque chose pour aller ailleurs", selon les quelques mots qu'elle lui bredouille.

Toujours curieux et joueur malgré un âge qu'on aurait tendance à prétendre de raison, Shae inspecte le contenu de l'intrigante besace. À l'intérieur, un végétal, ou plutôt une partie de champignon. Conscient du goût prononcé de Delia pour les divertissements les plus audacieux et disposant de connaissances parcellaires en herboristerie, l’intellect du Nordien lui suggère que la Stellaroise a vraisemblablement mis la main sur une poche retenant les spores d'un Bonnet de Fou. Avoir pratiquement atteint la quarantaine sans avoir jamais laissé un psychotrope subjuguer sa conscience lui semble une pensée plutôt amusante à cet instant. Après tout, qu'est-ce qui pourrait bien arriver?

Guidé par une once résiduelle de prudence, Shae éteint le feu et s'assure que la pièce soit bien aérée. Si les spores venaient à rester en suspension dans l'air trop longtemps, la durée de leur effet pourrait devenir totalement imprévisible. Alors que seules quelques bougies tamisent la pièce de leurs timides lueurs, le Nordien rejoint Delia pour entamer leur voyage aux confins de leur folie.

Shae laisse à son amie l'honneur de déchirer la petite poche. Côte à côte, les deux comparses s'échangent un sourire complice alors que les spores partent danser dans la pièce, portées par l'air ambiant jusqu'aux portes perméables de leur esprit. La vision du Nordien se brouille légèrement avant que la lumière des bougies ne semble soudain devenir aveuglante. Au loin, il entend Delia qui laisse échapper un rire doux et amusé. La cherchant du regard, il n'entrevoit plus qu'une silhouette qui se fond dans l'éclatante radiance ambiante. Le Nordien se sent léger et dans un état de détente aux allures de plénitude, alors qu'il sent son âme lentement se défaire des liens qui la lient à son enveloppe corporelle.

Au sein des plus profonds abîmes, il s'éveille et se soustrait à l'attention de l'esprit parti vagabonder dans le labyrinthe inextricable de ces songes artificiels, rampant alors hors des méandres de l'inconscient, il franchit le portail laissé entrouvert vers ce monde matériel dans lequel, enfin, il libère ses ténèbres...

La confusion s'empare de l'esprit du Nordien. Alors qu'il semblait être ébloui comme s'il avait osé défier le regard insoutenable de l'astre solaire il y a encore un instant, désormais ses environs semblent plongés dans l'obscurité. Désorienté, Shae cherche Delia du regard, mais la silhouette qui se tient devant lui ne saurait lui rappeler sa chère Stellaroise. Les connexions entre son splendide iris bleuté et ses fonctions cognitives étant totalement parasitées par le Bonnet de Fou, le Nordien n'est guère plus capable de discernement, chaque délire potentiel devenant sa nouvelle réalité.

Devant lui, un spectre se détache de l'obscurité, des lueurs apaisantes dansant en son sein. Alors que l'étrange entité le fixe, Shae a l'impression perturbante que chacune de ses pensées est prononcée à voix haute et qu'il ne peut rien dissimuler. L'amas ténébreux tente de converser avec lui mais il est incapable de saisir le sens du moindre de ces mots.

La peur étreint doucement Shae et les souvenirs qui étaient enfouis aux côtés de l'entité remontent à la surface de sa psyché. Le lent mouvement des frayeurs qui enserrent doucement son cœur devient brutal alors qu'elles grandissent démesurément pour se métamorphoser en une angoisse glaçante qui force le Nordien à un retour à la raison. Calmé et momentanément délivré des effets psychotropes, Shae contemple ce que ses sens semblent étrangement considérer comme une présence bienveillante et familière. Les recoins les plus délaissés de la mémoire du Nordien laissent alors ses souvenirs rejouer ces instants irréels où il a touché l'Intangible du bout des doigts sans s'en rendre compte.

Les émotions passées affluent dans les entrailles du Nordien comme un fleuve abreuvé de pluies torrentielles. Vinrent d'abord les innombrables terreurs de son enfance, se présentant comme les premières empreintes de l’entité aux confins de son monde intérieur alors qu'elle s'y baladait insidieusement. Shae se revoit ainsi gamin, marchant au cœur de la nuit accompagné par le spectre, qu'il retrouvera plus tard à l'observer pendant son sommeil, sentant ses ténèbres projeter leurs ombres en ses songes pour les modeler à sa guise.

Les souvenirs perdent de leur consistance et s'éparpillent alors que le Bonnet de Fou perturbe le flux de ses pensées. Shae se perd à nouveau dans les méandres de son esprit et se retrouve à arpenter les rayonnages de la bibliothèque de Stellaraë, se dirigeant machinalement vers les étagères délaissées où il retrouve le livre aux pages jaunies et ornées de symboles antiques.

Le Nordien ouvre le livre et se surprend à s'en remémorer le contenu comme s'il l'avait déjà lu à plusieurs reprises, se demandant combien de fois il l'avait étudié lors de l'une ou l'autre de ses absences. Sur les pages qui composent l'ouvrage, il découvre dans ses marges de nombreuses notes écrites de sa plume, sans qu'il ne soit capable de se souvenir du moment où il a bien pu commettre un tel sacrilège. Le langage archaïque dans lequel l’œuvre est rédigée ne semble plus avoir de secret pour lui et il le lit désormais sans effort.

Les pages du livre se teintent alors de rouge tandis que du sang macule les mains de Shae qui se sent pris d'un violent accès de colère, l'instant d'après il se revoit poignarder Rhys Brennan et ressent à nouveau tout le plaisir malsain qui a émerveillé ses sens ce jour-là. Si seulement il avait eu le temps de massacrer davantage cet être abject à sa guise! Il l'aurait brisé et découpé jusqu'à ce qu'il n'en reste qu'un tas de chair informe et sanguinolente! L'inextinguible soif de sang qui subjugue le Nordien se dissipe peu à peu en l'abandonnant à une nouvelle sensation étrange... Son esprit perçoit enfin ce qui se dérobait à son attention depuis tout ce temps. Pour la première fois, il parvient enfin à déceler la subtile différence entre lui et celui qui se terre en ses tréfonds depuis si longtemps, prenant enfin conscience de ces actes dissimulés à sa vigilance.

À la rétine du Nordien baignée de la craintive lumière des bougies se révèle l’entité fantasmagorique qui se meut en ce monde auquel elle n'appartient pas. En contemplant plus avant ces ombres qui dansent voluptueusement avec leurs lueurs envoûtantes, Shae a l'impression de plonger au sein de sa propre âme.

Lorsqu'il s'approche et se noie dans le regard de l’entité, il se sent doucement enlacé et baigné d'un amour qui lui rappelle celui des bras rassurants de sa mère comme lorsqu'il était enfant. Le Nordien le réalise cette fois pleinement, il est incapable de faire la différence entre ce qu'il ressent réellement vis-à-vis de cette manifestation de l'Immatériel et ce que lui renvoient ses sens.

Shae cherche à nouveau brièvement Delia du regard et immédiatement l'obscurité et le silence l'engloutissent.

S'éveillant lentement d'un trop long sommeil, sa conscience s'ouvre aux chuchotements de l'autre monde alors qu'il dérive lentement au gré de ses songes. Les liens chancelants tissés à la hâte par l'instinct de conservation de sa dernière pensée lucide l'ancrent à son enveloppe corporelle qui gît quelque part à la limite de sa perception.

Dans un instant comme dans une éternité, l'ultime lien se déchirera et il vagabondera à jamais parmi les nuées, oubliant jusqu'à sa propre existence dont le sens finira par se perdre à son tour. Déjà ici plus rien ne semble avoir de cohérence... Au-dessus de lui, s'étend le chasme aux abîmes obscurs où gémissent et grincent des mâchoires voraces condamnées à une faim éternelle, elles supplient qu'il se laisse glisser jusqu'à elles, et que miséricordieux, il leur accorde leur pitance. Au-dessous, pensées, songes et émotions se meuvent en un océan de nuages et de brumes aux formes et aux couleurs changeantes perpétuellement en mouvement.

Entre ces cieux et ces abysses, un horizon sombre et nébuleux où brule au-delà du brouillard qui obscurcit l'esprit, d'innombrables lueurs qui rappellent les étoiles scintillantes de la trame nocturne, mais enfin et surtout, se détachant majestueusement du panorama de cet univers irréel, une lune immense, si proche qu'elle semble à portée de main. Son vif éclat argenté dégage une brillance irréelle qui pourtant ici ne reflète point la lumière d'un astre chaud et généreux, le satellite illuminant le cœur du Nordien d'une froideur qui glace son âme et engourdit sa volonté, le forçant à dériver en spectateur impassible.

Qu'il aurait été tentant pour Shae de s'abandonner complètement à l'Immatériel et de se laisser flotter jusqu'à ce que son essence s'y dilue complètement et que sa conscience se disloque, tant les raisons de s'acharner à se débattre dans son monde lui semblaient désormais superflues.

Un effroi se manifeste au loin en un cri à peine perceptible, portant un dernier soubresaut à l'esprit somnolent du Nordien. Dérivant toujours entre les rivages, Shae refait lentement surface et émerge sa psyché des brumes oniriques. N'ayant plus aucune notion d'espace ou de temps, il reprend peu à peu conscience de son enveloppe charnelle qui gît toujours quelque part dans ce monde matériel qui venait de glisser pour un instant totalement hors de ses pensées. Le Nordien ouït une nouvelle fois des cris qui se font de plus en plus présents, jusqu’à ce que brutalement les attaches qui le lient au monde matériel ne le happent vers lui.

Sauvé in extremis d'une éternelle perdition, Shae s'éveille dans un état de confusion intense. Sa vision est trouble et son esprit aussi chancelant que son corps, alors qu'il tente péniblement de se mettre debout pour retomber aussitôt maladroitement sur le sol. Rampant et se débattant pour sa vie, le Nordien plonge dans l’angoisse au milieu des hurlements de détresse. Il suffoque et gigote en tout sens, incapable de respirer alors que son inconscient menace de l'engloutir à nouveau. Il lui faudra encore un instant pour se remémorer le fonctionnement pourtant inné des organes vitaux de cette enveloppe physique qu'il a l'impression d'avoir quitté depuis des siècles.

Alors que l'oxygène libère sa vision du voile noir qui achevait de l'asservir, Shae parvient enfin à distinguer Delia terrée dans un coin de la pièce... Tremblotante, le visage inondé de larmes et déformé par la peur, la Stellaroise semble brisée et sursaute à l'instant où il cherche à la réconforter.

Delia n'osera jamais mettre de mots sur ce qu'elle vit ce soir-là. Que ce soit sur ce que lui rapportèrent ses yeux ou ses songes, la Stellaroise préférera se persuader de l'entière responsabilité du Bonnet de Fou dans la démence cauchemardesque qu'elle avait expérimentée. Pourtant, à partir de cette nuit, son instinct lui dictera de ne plus jamais approcher ce Nordien, et toute sa bonne volonté à ne pas fuir un vieil ami ne parviendra jamais à étouffer les cris de terreur de son cœur entendus chaque fois qu'il allait se tenir à ses côtés


La venue même éphémère de l'entité dans le monde matériel ne fut pas sans conséquence, si pour Delia les nuits suivantes n'allaient être qu'enchaînement de cauchemars semblant plus authentique que la réalité elle-même, pour Shae son expérience en ses propres confins fut porteuse d'enseignements inestimables, car ayant enfin pu observer ce qui se soustrayait à sa vigilance, il s'acharna à ne plus jamais le laisser choir hors d'atteinte de son esprit désormais focalisé sur lui.

Dès que la réalité acheva de se détacher des derniers effets induits par le Bonnet de Fou, le Nordien s'attela à fouiller la bibliothèque débordante de livres de son logis à la recherche d'un moyen de contrer les esprits et autres créatures éthérées, mais sans savoir précisément à quoi il avait affaire, il avait bien conscience des limites de sa démarche. Une fois les protections qui lui semblaient les plus appropriées dénichées, Shae parsema sa demeure de divers glyphes et cercles ésotériques tracés à la craie qui vinrent s'apposer sur ses murs, ses portes et ses sols. Avant de quitter son logement, le sorcier en herbe acheva ses préparatifs en parant son torse de symboles peints à l'encre avant de réciter quelques incantations censées le protéger encore davantage.

En parcourant le Quartier Commercial, Shae tomba sur une boutique de diverses babioles et talismans comme on en trouve à foison dans la grande Stellaraë. Usant de ses quelques connaissances en la matière et guidé par les conseils du marchand, le Nordien retrouva bientôt son cou orné de plusieurs amulettes. Se sentant enfin prêt à affronter sa journée, Shae se rendit alors à la bibliothèque de la ville guidé par ses réminiscences. Là, il retrouva sans peine l'étrange ouvrage que semblait convoiter son inconscient.

Fidèle à ce qu'il vit lors de ses errances, la réalité dévoila au Nordien les pages jaunies sur lesquelles se présentaient divers rituels d'invocation ainsi que ses notes qui y étaient disséminées, ces dernières semblant tantôt se révéler être de brèves conclusions de sa part, tantôt mener à d'autres livres de la vaste bibliothèque. À mesure que Shae redécouvrait le cheminement oublié de son pseudo alter ego, en son esprit songes et souvenirs se réorganisèrent bientôt en une vaste mosaïque qui lui dévoila la teneur de sa quête. Les divers ouvrages explorés et présents dans la bibliothèque, mais également d'autres manquants mais mentionnés dans ces notes, renvoyaient tous au même but : invoquer une ancienne entité.

Les brides d'informations glanées ici et là et réunies mises bout à bout avaient la particularité de ne dévoiler que très vaguement la nature de l'être en question, il aurait pu s'agir d'un simple mortel venu d'une époque reculée et ayant voulu échapper aux lois de ce monde pour se soustraire à la mort, comme d'une quelconque abomination prisonnière d'un autre plan, d'un démon, ou de bien d'autres choses...

Plus le Nordien étudiait les passages des divers livres et parchemins mentionnés dans ses notes, et plus il devenait évident qu'il avait affaire à un sort d'invocation certes particulièrement ancien, mais plus ou moins modifié et composé à partir d'autres rituels par l'entité et lui-même. Sans être particulièrement versé dans les sciences occultes, Shae n'en était pas moins conscient que permettre à un être d'un autre monde de venir en Dùralas ne pouvait qu'apporter son lot de problèmes. Bien trop d'entités voraces s'y promenaient déjà en toute impunité, et ce monde n'avait guère besoin d'un autre superprédateur en liberté.

Aux dernières lueurs du jour, alors que l'étreinte de la fatigue se resserrait inéluctablement sur l'intellect du Nordien, ce dernier fut bien contraint d'abandonner ces précieuses recherches jusqu'au lendemain. Shae erra alors dans le Quartier Solaire en cherchant à explorer ses pensées autant qu'à les fuir, jamais il n'avait autant craint de s'assoupir.

En attendant la venue de la prochaine aube et de pouvoir retourner se terrer entre les murs du temple du savoir de Stellaraë jusqu'au prochain crépuscule, le Nordien allait bien devoir trouver de quoi occuper sa nuit, car babioles de protection ou non, il était hors de question de prendre le risque de s'endormir pour se retrouver à errer à nouveau dans l'Immatériel sans quelques précautions supplémentaires. Shae n'avait qu'une vague idée de l'avancement réel des préparatifs du sort d'invocation, mais à chaque instant il se sentait observé de l'intérieur comme si une présence scrutait chacune de ses pensées. Le Nordien se demanda alors comment il pourrait bien contrecarrer les desseins de cet être qui semblait tout savoir de lui à chaque instant. Était-ce seulement possible?

Shae choisit de se divertir les sens et l'esprit en rejoignant les ruelles animées du Quartier des Tonneliers, là il finit par retrouver des connaissances avec qui partager quelques chopes de Stellaroise et se perdre dans des banalités qui peinèrent à captiver son attention. La fatigue se fit bien vite si pesante qu'il en oubliait la teneur d'une discussion à mesure même qu'il esquissait une réponse à une question, pour peu que ses propres mots se faisaient trop nombreux.

Si chaque Stellaroise ingurgitée semblait lui apporter l'once d'euphorie nécessaire à une brève sensation de détente capable de tromper pour un bref instant son état d'épuisement, Shae ne connaissait que trop bien les limites de l'influence de l'alcool. S'enivrer dans sa condition ne pouvait qu'aggraver les choses, et au matin, lorsque l'éthanol aurait abandonné ses neurones, il allait être incapable de lire le moindre manuscrit sans s'endormir.

La lumière ambiante semble se faire de plus en plus discrète et un voile enveloppe le brouhaha omniprésent alors que l'esprit du Nordien tourbillonne dans une lente chute qui l'emmène se poser au sein des plaines fertiles de son imagination. Shae voit les lèvres de son interlocuteur se mouvoir mollement sans qu'il ne parvienne plus à saisir le sens des mots qui se perdent quelque part entre son ouïe et son esprit. Les visages se recouvrent d'un masque flou tandis que leurs contours disparaissent face à l'avancée de la pénombre qui avale lentement l'horizon. Les brumes cotonneuses de l'Immatériel se mettent à flotter gracieusement autour du Nordien et l'enveloppent telle une couverture douillette et accueillante. Shae se blottit tendrement en leur sein en se tenant inconsciemment au bord du précipice de ses peurs, où quelque chose grouille vers la surface.

Une main imposante venue s’abattre brutalement sur l'épaule du Nordien l'extirpa de ses errances, un rustaud qu'il était censé connaître lui rappela qu'on ne laissait pas les pochtrons s'affaler sur la table aussi tôt dans la nuit, et surtout pas après deux pauvres chopes de Stellaroise ! Shae accepta de boire un verre de plus avec lui sans même se souvenir de son nom, comme si cela n'avait plus aucune importance. Et quelle importance cela avait-il encore au fond ? Le Nordien était las de toute chose, seule une bonne nuit de sommeil semblait désormais mériter l'attention de ses désirs... Sentant sa conscience sur le point de défaillir à nouveau, Shae quitta la taverne et marcha longuement dans les ruelles environnantes.

Le Nordien arpenta la Stellarae nocturne et ses périls sans guère y prêter une réelle attention, n'avançant plus que par réflexe, son instinct de conservation focalisé sur le moindre mouvement de ses terreurs intérieures. Dans l'immédiat, Shae ne pouvait rien faire de plus pour éviter la possession, fuir la capitale pour gagner du temps et retarder l'invocation de l'entité aurait donc été futile. Le Nordien fut tenté pendant un instant de chercher à mener le rituel à son terme par lui-même, il n'y aurait probablement pas survécu, mais l'idée de se faire déchiqueter par une abomination quelconque lui semblait moins perturbante et cruelle que de voir sa conscience se faire dévorer jusqu'à finir par ne plus être qu'un pantin soumis à sa volonté.

L'homme épuisé envoya alors une fois encore son esprit quérir de nouvelles idées dans les concepts brumeux de ses pensées. Si l'invocation de cet être de l'Immatériel était vraiment une étape inévitable sur le chemin tortueux de sa vie, devait-elle vraiment en être l'ultime finalité ? Le Nordien se promit de vendre chèrement sa peau, retournant finalement aux livres de la bibliothèque de son logis à la recherche de quelque chose qui pourrait l'aider en attendant les premières lueurs de l'aurore.

Pensées et songes dansent, virevoltent, et s'enlacent jusqu'au mélange subtil de leurs essences à la lisière de la lucidité, là où le conscient se fait évanescent. La flamboyance et le sublime de sa volonté achèvent de s'éteindre, noyés par les affres de la lassitude qui s'engouffrent en lui une fois la digue de sa détermination rompue. Les courants oniriques emportent alors le voyageur exténué qui s'abandonne à leurs caprices et le présentent au-delà du voile à l'incarnation de ses peurs, celle-là même à laquelle il tentait désespérément de se dérober.

L'entité le contemple et s'amuse de l'obstination de son camarade de jeu à se débattre face à la fatalité du destin. Les ténèbres allongent leurs ombres qui caressent langoureusement l’âme du mortel, entremêlant doucement leurs essences.

"-Bats-toi pour continuer à exister..."

Le Nordien émergea lentement de ses songes, le visage collé au dernier parchemin qu'il avait tenté de lire avant de s'assoupir et de le couvrir d'un filet de bave. L'esprit de Shae, encore partiellement lié aux royaumes des rêves, une pensée se détacha sous la forme d'une image plus nette au milieu de ses idées encore brouillées. Il reconnut la vieille bibliothèque de son grand-père, et saisissant les suggestions discrètes de l'Intangible en son for intérieur, il comprit que son salut se trouvait quelque part parmi les pages des livres qui peuplaient ces étagères poussiéreuses.

Sortant de sa torpeur et réalisant sa bêtise, l'idiot réunit ce qui lui restait de volonté et d'énergie pour se réveiller aussi vite que possible. Le Nordien, toujours en manque de sommeil, se sentit désorienté tandis qu'une bonne migraine lui rappela qu'il était visiblement encore toujours de ce monde.

Ses pensées réorganisées vers un cheminement logique, Shae peina à comprendre les raisons pour lesquelles l'entité semblait lui laisser une échappatoire alors qu'il était clairement à sa merci. N'était-ce qu'un espoir à lui faire miroiter afin de l'encourager à faire de lui-même le dernier pas vers ces abîmes qui s'apprêtaient à l'engloutir ?

[info]x1 Épée Léctrode : 77 dégâts ; -48 vitesse ; coût : 100 pièces d'or
x100 PO
x100 xp[/info]

Merci pour tes éloges, je suis vraiment content que tu aies apprécié mon récit !

Lorsque j'ai commencé à écrire ma fiche je n'avais en tête que les grandes lignes de ce que je voulais faire, je n'avais pas vraiment anticipé quelque chose d'aussi conséquent. Ça faisait vraiment longtemps que je n'avais pas écrit, et quand je me suis lancé, j'ai été plutôt surpris par l'aisance avec laquelle je posais mes mots. Plus j'écrivais, plus je m'amusais. J'avais oublié à quel point j'aimais ça !

J'ai énormément lu, relu et corrigé ce récit, et en le faisant, j'ai trouvé que dans une certaine mesure on retrouvait le cheminement de mon écriture qui m'est petit à petit revenu, alors que de base je pensais vraiment que j'avais perdu cette capacité il y a longtemps. Je pense que cette fiche aura toujours une place assez spéciale dans mon cœur à cause de ça.

Je trouve que l’Immatériel et ses mystères collent vraiment bien à mon imaginaire et à mon style d'écriture. C'est un superbe terrain de jeu, et les parties de mon récit qui l'utilisent sont celles que j'ai écrites avec le plus d'aisance je pense. Je me suis vraiment beaucoup amusé dans la partie des parfums éthérés et c'est celle où tout m'est venu de la manière la plus innée.

Pour le reste, je dois dire que je suis assez fasciné par Sobek. Je pense que c'est le genre de personnage que j'aurais joué si j'étais venu en Dùralas aux premiers jours de son forum. Avant j'aimais beaucoup incarner les vampires et d'ailleurs, "Shae" est de base le nom que j'ai donné à mon tout premier personnage RP, qui pour la peine, était également un suceur de sang. Comme pour l'Immatériel leur nature colle bien à ma plume je trouve, et j'ai par le passé vraiment aimé jouer les superprédateurs. J'ai comme toi un certain faible pour la dark fantasy.

Enfin, pour cette fois-ci, j'ai eu envie de faire tout autre chose et de me placer dans la peau d'un être plus standard qui va devoir lutter pour survivre, et maintenant que Shae a pris conscience de l'Intangible, la suite devrait se jouer sur une note un peu plus macabre.

Je sais à peu près où mon nordien va aller, mais il va me falloir prendre quelques décisions stylistiques pour décider comment je vais le jouer jusqu'à son niveau 5 et l'invocation de son camarade de jeu. Je suis assez perfectionniste et j'aime avoir une idée assez précise d'où je vais.

Ça serait naturellement un honneur de RP avec toi à l'avenir. J'imagine que par sa nature Sobek et son dévoreur devrait être une splendide source d'intérêt autant que de crainte pour Shae.

Bienvenue parmi nous Shae!

Au plaisir de te croiser dans contrées!